Le Billet de Veritis : Dans la Cour des riches…
Publié le 8 Avril 2011
Les pauvres sont plus nombreux que les riches, c’est bien connu ! C’est pratiquement de l’ordre de la distribution statistique. Encore que riches ou pauvres soient des notions bien relatives : il y a toujours plus riche ou moins riche que soi. Et puis, il faut savoir de quelles richesses on parle : humaines et sociales, culturelles et spirituelles, ou bien économiques et financières.
Toujours est-il que généralement les riches sont assez discrets afin de susciter ni envie, ni jalousie. Ce sont les Rothschild qui disaient ainsi, non sans malice : « Il faut savoir nous faire pardonner d’être riches… ». Et donc, généralement, ces « riches » ne font pas l’objet d’études de la part des sociologues. A tel point que, sur un millier de sociologues en France, seulement deux, semble-t-il, se sont penchés sur cette étrange tribu.
On les nomme les Pinçon-Charlot, Prénoms : Monique et Michel. Deux sexagénaires qui, avec leur mine sympathique, ont réussi avec malice, à pénétrer des milieux généralement assez fermés. Des sortes d’explorateurs modernes des beaux quartiers....
Ils étaient à Aulnay pour défendre leur dernier ouvrage « Le président des riches » publié aux Editions La Découverte (14 €) à la si sympathique librairie Folies d’Encre qui, pour l’occasion, avait réuni une trentaine de personnes sur le thème : « La Démocratie, dans quel état ? », le samedi 2 avril à 17 h.
Disciples de P. Bourdieu, les Pinçon-Charmot s’intéressent depuis longtemps au capital économique, financier, culturel et social de la grande bourgeoisie française. Mais, dans cet ouvrage, ces universitaires, chercheurs au CRNS, ont, d’une certaine façon, franchi le Rubicon : ils se sont transformés en journalistes à partir du 7 mai 2007 pour conter les faits et gestes de N.Sarkozy, en relation avec l’oligarchie financière qui pour eux, en réalité, gouverne la France. De là, le sous-titre de leur ouvrage : « De l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy »
Mais, attention, il ne s’agit pas ici des « petits, moyens ou riches tout court ». Il s’agit des « hyper-riches ». Bref, ceux qui comptent vraiment dans le domaine économique et financier : les Arnault, Pinault, Bettencourt, Bouygues, Bolloré, Dassault, et j’en passe… A une époque, on parlait des deux cents familles. Maintenant il s’agit plutôt du C.A.C. 40 c’est-à-dire des quarante principales entreprises ayant leur siège social en France.
Et, pour être plus polémique, on peut même parler de la bande du Fouquet’s, du nom de ce célèbre palace, où se réunirent les principaux « amis » de N.Sarkozy, le soir de son élection. Le mot « ami » n’est d’ailleurs qu’un euphémisme, pour les Pinçon-Charlot car, pour eux, N.Sarkozy n’est que le « fondé de pouvoirs » de cette grande bourgeoisie parmi laquelle il n’est en quelque sorte qu’un « invité ».
Ce qui a frappé ces deux sociologues c’est le caractère visible et assumé d’une telle « party », mise en lumière sous le feu de l’actualité. Comme si la pointe la plus avancée du capitalisme « français » n’avait plus de complexe à assumer son rôle dirigeant dans la nouvelle phase de la mondialisation en cours.
Mais c’est là, à mon humble avis, où la sociologie, y compris celle des Pinçon-Charlot, pour passionnante qu’elle soit, trouve rapidement ses limites.
Car, pour y voir plus clair, il me semble qu’il faut développer une analyse socio-économique portant, non pas sur une description quelque peu moralisante des us et coutumes de la haute bourgeoisie mais sur un point fondamental de la pensée de Marx à savoir la « contradiction entre les forces productives et les rapports de production » et ce, en mettant l’accent, non pas sur l’espace national qui est devenu second aujourd’hui, mais sur le niveau international ou mondial, où se joue, en réalité, ladite contradiction.
Ce qui frappe alors ce sont les ingrédients qui ont rendu possible le développement de la puissance de la « haute bourgeoisie économique et financière » : conquête des nouveaux pays émergents ou qui ont émergé, propulsion des nouvelles technologies de fabrication et de communication, division internationale du travail, marketing surpuissant, recherche et développement, optimisation fiscale, circulation financière accélérée.
Car si l’on sort du registre de la « morale », dans laquelle semblent se cantonner nos deux auteurs, pour se placer au plan de l’efficacité, nul doute que la « bourgeoisie éclairée » a le sentiment de jouer un rôle difficile et ingrat, en se battant en permanence sur les marchés extérieurs, grâce aux techniques les plus sophistiquées et aux moyens d’organisation optimaux mis en œuvre à l’échelle internationale, et ce, bien sûr, dans un contexte de concurrence toujours accrue et toujours mobile.
Je ne suis pas ici dans l’ordre du choix politique mais dans celui de la description quasi clinique des mécanismes du capitalisme international, un peu comme pouvait le faire Marx, à son époque. Car, on l’oublie trop souvent, avant que d’être un « homme politique », Marx était d’abord et surtout un analyste scrupuleux de la réalité économique et sociale de son époque. Son souci premier était donc de fournir des outils d’analyse et de compréhension.
Et à ce titre, Marx, peut encore être utile aujourd’hui. Attali et Minc, qui ne sont pas forcément ma tasse de thé, ne disent d’ailleurs pas autre chose…Cela étant, il ne s’agit pas ici de discuter des concepts philosophiques et économiques de Marx, bien que cela pourrait présenter un grand intérêt et nous amènerait vraisemblablement bien au-delà de sa pensée. Car tel n’est pas l’objet de ce billet.
Pour paraphraser Marx, donc, je dirais que tout se passe aujourd’hui comme si, à l’échelle internationale, les « rapports de production » obéissaient au développement mondialisé des « forces productives » dirigé de main de maître par une sorte d’ « hyper classe mondialisée », en dépit des crises cycliques auquel le capitalisme nous a habitué à intervalles réguliers.
C’est donc une grille de lecture marxienne que je propose ici. J’ai bien dit « marxienne » et non marxiste, vocable que Marx, lui-même récusait d’ailleurs !
Ce qui se passe c’est que ce vaste mouvement entraîne aujourd’hui des dégâts assez sensibles, tout particulièrement en Europe de l’Ouest, alors même qu’il bénéficie, par ailleurs, de nombreux alliés « objectifs » sur toute la planète en la personne de ceux qui profitent à un degré ou un autre de ce formidable mouvement de mondialisation. Telle est donc une première contradiction.
Quels sont ces bénéficiaires ?
- D’abord les consommateurs européens qui bénéficient de produits importés, au moins jusqu’à présent, à bas prix.
- Ensuite les nouvelles classes moyennes des pays ayant émergé ou émergents se développant à une vitesse rapide.
- Enfin les classes populaires qui, dans de nombreux pays, sortent de la pauvreté, même si cela est forcément relatif.
Qu’en est-il alors de la paupérisation absolue pronostiquée Marx ? Tout simplement qu’il s’agissait d’une erreur d’analyse sous-estimant les capacités de développement du capitalisme, sa faculté à être régulé par des relations sociales fortes et sa capacité à diffuser de la richesse, en dépit d’inégalités amoindries, tout de même, par des phénomènes de redistribution tant fiscale que sociale.
C’est ainsi que chez nous l’essor des classes moyennes et l’amélioration de la condition des salariés ont été rendus possibles à la faveur des Trente Glorieuses. C’est ainsi aussi qu’un phénomène de même nature est en train de se développer, quelques trente ou quarante ans plus tard, dans les pays émergents.
Mais le revers de la médaille se situe aujourd’hui en Europe, où l’on peut parler d’une « paupérisation relative » touchant de larges pans de la population.
Pourquoi ? Parce que la pression concurrentielle des fabrications réalisées dans des pays où le coût de la main d’œuvre est plus faible et où l’accès aux nouvelles technologies est de plus en plus facile crée une formidable pression sur les niveaux des rémunérations des pays développés.
Cela signifie donc que l’Europe souffre, malgré le niveau de richesse global qui est le sien, beaucoup plus élevé que celui de la Chine par exemple. Il ne faut pas chercher bien loin pour voir ici les raisons probables d’une morosité ambiante, de la défiance envers les élites, du désintérêt civique ou des votes protestataires.
Car au nom d’une rationalité économique, financière et comptable qui a sa propre logique, les salaires stagnent, les emplois se précarisent, certaines inégalités se creusent, et donc les perspectives se rétrécissent, d’autant que les charges liées aux dépenses de l’Etat, aux retraites ou à la protection sociale alourdissent et handicapent la compétitivité du tissu productif.
D’où des craintes, des peurs bien légitimes par rapport à un avenir qui paraît bouché ou à un déclassement toujours possible. D’où un sentiment de précarité diffus ou réel qui sape ou menace le fondement d’un contrat social passablement malmené. Tout se passe alors, comme si le fait de « faire société » n’allait plus forcément de soi.
D’où le thème prégnant de la « justice sociale » et un désir de réduction des inégalités. Si c’est au nom d’un « égalitarisme » passif et de droit, autant dire que, malgré la poussée des populismes, celui-ci a bien peu de chances de prospérer, sauf à affaiblir durablement nos économies avec les phénomènes induits que cela représente : davantage de pauvreté et d’assistanat.
Pour autant, il est sans doute souhaitable de mieux partager les richesses. Désir louable, s’il en est, tant qu’il n’affaiblit pas la vigueur de la sphère productive. Désir réalisable en partie, au nom d’un meilleur équilibre de la société et qui a pour nom : intéressement et participation sous différentes formes aux résultats de l’entreprise, ou bien mécanisme de redistribution à travers l’impôt.
Mais en partie seulement, car il ne faut pas oublier que l’essentiel de la valeur créée par ces grands groupes est réalisé hors de France par une sorte de nouvelle tectonique de la production mondiale plus ou moins invisible mais bien réelle.
Telle est donc une deuxième contradiction.
La question est alors de savoir comment ce partage peut se réaliser en pratique dans une économie ouverte. Sachant qu’il faut aussi préparer l’avenir (investissements, recherche et développement, formation), rémunérer tout de même les apporteurs de capitaux, apprécier et assumer les risques, et bien sûr satisfaire les clients au meilleur coût possible, sans lesquels rien n’est possible.
Comme l’on voit, des intentions aux actes, il y a de multiples obstacles, car nous fonctionnons aujourd’hui dans des économies ouvertes, dont l’équilibre est fragile et souvent remis en cause. Ils ne sont pas forcément infranchissables, mais cela montre en pratique la difficulté de la tâche. Car il ne suffit pas de dire : Yaka, fokon. Rien de plus aisé en effet que de déplacer, aujourd’hui, les lieux de pouvoir, de décisions ou de création de richesses…
Qu’en est-il maintenant, toujours pour suivre Marx, de cette fameuse « lutte des classes » ?
A la lumière de la description opérée plus haut, on voit assez facilement le kaléidoscope et la dispersion des éléments objectifs de la dite « lutte ». Car celle-ci est devenue, comme le monde, multipolaire et contradictoire, offensive ou défensive selon les endroits ou les secteurs. Offensive de la part de ceux qui participent de ce mouvement ascendant de l’économie mondiale redistribuée. Défensive de la part de ceux qui appartiennent à des secteurs en repli ou non encore entrés dans le mouvement de progression de l’économie.
Plus complexe aussi, puisqu’elle peut opposer aussi, même si c’est de façon tacite, les travailleurs d’ici contre les travailleurs de là-bas. Plus ambiguë enfin, dans la mesure où, en réalité, elle est devenue plutôt un mélange de « lutte » et de « coopération ». Coopération et lutte lorsque le développement de l’économie et les gains de productivité dus aux progrès techniques et organisationnels, permettent d’améliorer la situation des travailleurs. Mais aussi, mélange de lutte et d’impuissance lorsqu’il y a stagnation ou repli.
Que faire alors ?
Pour répondre, il convient, me semble-t-il, de démêler l’écheveau des contradictions signalées plus haut afin de mieux peser sur elles.
Plusieurs voies s’offrent alors à nous :
1. Déplacer l’instance politique de la démocratie au même niveau que le marché, c’est à dire au niveau mondial. Et donc favoriser les éléments d’une gouvernance mondiale démocratique qui reste singulièrement à inventer. En n’oubliant pas, bien entendu, les contre-pouvoirs nécessaires.
2. Desserrer l’étau de la « dure loi du capital » grâce, notamment, à la mise en place de normes sociales et environnementales, une régulation de la finance mondialisée et la lutte contre les paradis fiscaux.
3. Renforcer l’éducation, la recherche et l’innovation qui sont, aujourd’hui, les véritables vecteurs de la création de richesses qui, seule pourrait permettre une politique de redistribution qui ne soit pas en trompe l’œil.
4. Valoriser les micro-initiatives fondées sur des logiques alternatives motivées par des créations de richesses qui ne soient pas seulement financières mais surtout sociales et sociétales
5. Prendre mieux en compte dans les organisations le facteur humain et social, à part égale avec le facteur économique lequel doit demeurer le ferment ou le socle de l’activité, sans en être, pour autant la finalité.
C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais ne dit-on pas que le chemin s’éclaire en marchant ? …
Comme quoi, une petite réunion, dans la librairie Folies d’encre d’ Aulnay, peut donner lieu à des prolongements ou des développements qui, je l’espère, vous auront intéressés.
Et si nous étions alors passés subrepticement des Folies aux Sagesses d’encre ?...