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21 avril 2013 7 21 /04 /avril /2013 23:57

(verbatim)


Discours de réception de François Jacob à l'Académie et réponse de Maurice Schumann le 20 novembre 1997 (texte intégral).


Discours de réception, et réponse de M. Maurice Schumann
Le 20 novembre 1997
François JACOB

Réception de M. François Jacob




M. François Jacob, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean-Louis Curtis, y est venu prendre séance le jeudi 20 novembre 1997, et a prononcé le discours suivant :



Messieurs,

Nous sommes faits d'un étrange mélange d'acides nucléiques et de souvenirs, de rêves et de protéines, de cellules et de mots. Votre Compagnie s'intéresse avant tout aux souvenirs, aux rêves et aux mots. Vous montrez aujourd'hui que, parfois, elle ne dédaigne pas d'accueillir aussi un confrère, plus préoccupé, lui, d'acides nucléiques et de cellules.

Un écrivain, un artiste peut se prévaloir d'une œuvre qui lui appartient en propre. À cette œuvre qu'il a lui-même entièrement créée, il peut donc, à bon droit, attribuer votre faveur. Il en va tout autrement d'un scientifique. Celui-ci ne fait jamais que poursuivre une entreprise née des efforts accumulés par les générations précédentes. En vous disant ici ma gratitude, je suis conscient de n'être qu'un maillon dans une longue chaîne de chercheurs. Vous avez, depuis longtemps déjà, pris l'habitude d'accueillir, dans votre Compagnie, naturalistes et biologistes : Buffon, Cuvier, Claude Bernard, Pasteur ont siégé parmi vous, ainsi que, plus récemment, Jean Rostand et Étienne Wolff. D'autres — et je pense plus particulièrement à ceux qui m'ont appris mon métier à l'Institut Pasteur, André Lwoff et Jacques Monod — eussent été, plus que moi, dignes de l'honneur que vous me faites aujourd'hui. Eux aussi aimaient les mots. Ma fonction, parmi vous, sera surtout de représenter la biologie. C'est pourquoi je voudrais étendre cet honneur aux anciens qui m'ont passé le témoin, ainsi qu'aux cadets qui, à leur tour, viennent maintenant prendre le relais. Ma tristesse sera de ne pas retrouver parmi vous celui qui était mon ami : François Furet. Mon plaisir sera de rencontrer souvent un autre ami de longue date : Maurice Schumann. Un jour de juin 1940, nous nous sommes embarqués sur un même bateau pour aller poursuivre la guerre contre l'Allemagne nazie. De ceux qui étaient du voyage, beaucoup sont tombés en Afrique ou en France, dans leur combat pour que la France vive, qu'elle recouvre sa liberté et sa fierté. Le siècle qui s'achève a été celui des idéologies assez sûres d'elles-mêmes, de leurs raisons, de leurs vérités pour ne voir le salut du monde que dans leur propre domination. Mais à chaque menace d'asservissement, on verra toujours se lever le petit groupe de ceux pour qui la paix ne s'achète pas à n'importe quel prix ; l'éternelle poignée de ceux qui, pour témoigner, sont prêts à se faire égorger.

Avant de faire, selon l'usage, l'éloge de mon prédécesseur, permettez-moi de vous résumer les arguments qui, je crois, vous ont poussés à m'accueillir parmi vous. En science, la première moitié du siècle qui s'achève a été dominée par la physique. La seconde moitié par la biologie qui s'est entièrement transformée pendant cette période. Ce renouveau a été associé à la naissance de ce que l'on appelle la biologie moléculaire. Celle-ci suppose et s'efforce de démontrer que les remarquables propriétés des êtres vivants — celles-là mêmes pour lesquelles, naguère encore, il fallait invoquer une force vitale — doivent nécessairement s'expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Cette conception a été proposée notamment par quelques physiciens pour qui, derrière la biologie, on devait retrouver les propriétés de la matière. Elle a reçu une éclatante confirmation au milieu du siècle, quand il apparut que l'une des plus vieilles questions posées à l'être humain, celle de l'hérédité, venait se résoudre dans les propriétés d'une longue molécule en forme de double hélice.

Il faut beaucoup d'ingéniosité — on pourrait presque dire de perversion — beaucoup de connaissance acquise contre toute évidence sensible, contre toute intuition, pour en arriver à trouver, derrière l'extrême variété des formes vivantes, une communauté de propriétés, sinon de traits. Depuis sa naissance, au début du xix e siècle, la biologie n'a cessé de creuser les structures et d'approfondir les fonctions. Malgré les cris de ceux qui clament l'indivisibilité du vivant, le réductionnisme a remporté victoire sur victoire. Et plus il creusait, plus disparaissaient les différences entre les organismes et s'affirmait l'unité du vivant. Depuis les années soixante-dix, avec l'avènement du génie génétique, cette unité a été portée a un point que personne n'eût pu imaginer auparavant. Tous les êtres qui vivent sur cette terre, quels que soient leur milieu, leur taille, leur mode de vie, qu'il s'agisse de limace, de homard, de mouche, de girafe ou d'être humain, tous s'avèrent composés de molécules à peu près identiques. Et même, de la levure à l'homme persistent des groupes de molécules, donc de gènes, qui restent étroitement associés pour assurer des fonctions générales comme la division de la cellule ou la transmission de signaux de la membrane au noyau de la cellule.

La biologie se trouve ainsi placée devant un redoutable paradoxe : des organismes présentant des formes très différentes sont construits à l'aide des mêmes batteries de gènes. La diversité des formes est due à de petits changements dans les systèmes de régulation qui gouvernent l'expression de ces gènes. La structure d'un animal adulte résulte du développement de l'embryon qui lui donne naissance. Qu'un gène soit exprimé un peu plus tôt, ou un peu plus tard pendant ce développement, qu'il fonctionne en plus grande abondance en des tissus un peu différents et le produit final, l'animal adulte, en sera profondément modifié. C'est ainsi que, malgré leurs énormes différences, poissons et mammifères ont à peu près les mêmes gènes, de même que crocodiles et moineaux. Le potentiel créatif des réseaux régulateurs est dû à la nature hiérarchisée et combinatoire de ces réseaux. Des variations considérables de formes animales peuvent être introduites à plusieurs niveaux, simplement en bricolant le réseau des nombreux gênes régulateurs qui déterminent le moment et le lieu où sont exprimés tels ou tels gènes. C'est la similitude des gènes gouvernant le développement embryonnaire d'organismes très différents qui, finalement, rend possible l'évolution de formes complexes. Si, pour apparaître, chaque nouvelle espèce avait exigé la formation de nouveaux réseaux de régulation, il n'y aurait pas eu assez de temps pour permettre l'évolution telle que la décrit la paléontologie. C'est le bricolage évolutif qui permet aux éléments de régulation de se combiner en systèmes de développement variés.

Tous les êtres vivants apparaissent donc constitués des mêmes modules qui sont distribués de manières différentes. Le monde vivant est fait de combinaisons d'éléments en nombres finis et ressemble aux produits d'un gigantesque Meccano résultant d'un bricolage incessant de l'évolution. C'est là un changement total de perspective qui est survenu dans le monde de la biologie au cours de ces dernières années. Inutile de vous dire que cette manière de voir et de faire a d'importantes applications en médecine et en agriculture.

Tout être humain représente l'extrémité de deux lignées. Lignée biologique, d'abord, formée par une chaîne ininterrompue d'êtres vivants qui, depuis quelque trois milliards d'années, se sont reproduits avec acharnement. Lignée spirituelle et intellectuelle, ensuite, constituée par les consciences qui, depuis quelques centaines de milliers d'années, se sont associées pour aboutir à l'éducation d'un contemporain. En devenant membre de votre Compagnie, on se voit, par la grâce du Cardinal fondateur, doté d'une lignée surnuméraire, celle du fauteuil dans lequel, depuis 1635, sont venus s'installer les prédécesseurs. Comme dans la lignée biologique, il y a une forte part de hasard dans ces attributions de fauteuil. Celui qui m'est échu est le trente-huitième. Le grand ancêtre, celui qui a commencé la lignée, est un M. Auger de Moléon. C'était un abbé qui s'intéressait aux livres et qui avait, entre autres, édité les Mémoires de Marguerite de France, reine de Navarre. Élu à l'Académie en 1635, cet abbé en fut expulsé en 1636. Motif invoqué : il avait commis quelques malversations !

Inauguré sous de tels auspices, le trente-huitième fauteuil a ensuite suivi normalement son cours jusqu'à ce jour. Depuis l'abbé, dix-sept héritiers sont venus successivement s'y asseoir. On y relève quelques grands noms d'origines variées : politiques comme Malesherbes et Thiers ; diplomates comme Ferdinand de Lesseps ; ingénieurs comme Louis Armand qui, à la tête de Résistance-Fer, fut un héros de la Résistance ; médecins comme le chirurgien Henri Mondor ; ainsi que nombre d'écrivains : Anatole France, l'immense Paul Valéry, Jean-Jacques Gautier. Jean-Louis Curtis, enfin, cet ami que vous avez récemment perdu.

Je n'ai pas rencontré Jean-Louis Curtis. J'ai cependant fait assez tôt connaissance avec son œuvre par le roman qui lui fit obtenir le prix Goncourt : Les Forêts de la nuit. Publié juste après la fin de la guerre, ce livre me parut trancher, à bien des égards, sur la production littéraire d'alors. À l'époque, les feux de la seconde guerre mondiale n'étaient pas encore éteints. Il régnait une série de terrorismes intellectuels : la tyrannie des bons sentiments, celle de la littérature dite « engagée », de l'étonnant sens de l'histoire auquel nul ne semblait pouvoir échapper. Encore inquiets des conséquences éventuelles, ceux qui avaient de trop près fréquenté les Allemands restaient silencieux. Encore paralysés d'angoisse par la terrible aventure, ceux qui étaient revenus des camps de la mort se taisaient presque tous. Parmi ceux qui s'étaient durement battus, au-dedans comme au-dehors, bien peu encore souhaitaient parler. S'agitaient donc, surtout, certains de ceux qui, n'ayant guère bougé, racontaient les exploits qu'ils eussent voulu avoir accomplis. C'est au milieu d'une bonne conscience d'après-guerre cherchant à émerger des passions politiques, de leurs triomphes et de leurs égarements qu'est arrivé le livre de Jean-Louis Curtis.

Le roman se déroule en France occupée, au pays basque. C'est la vie d'une petite ville à cheval sur la ligne de démarcation. La guerre n'y est pas trop dure. Par prudence ou par adhésion politique, les habitants s'accommodent du régime de Vichy. Ils ne manifestent guère d'hostilité à l'égard des Allemands qu'il leur faut bien héberger. Dans cette population, assez indifférente aux péripéties de la bataille qui se livre au loin on trouve quelques résistants comme on trouve quelques collaborateurs. Mais d'un côté comme de l'autre, les activités restent modérées et les passions plutôt contenues. Quand sonne l'heure de la Libération, les Allemands quittent sans bruit la ville. Celle-ci ne connaîtra pas les explosions de joie et les excès qui ont souvent accompagné la fin du cauchemar. Pour marquer ces jours glorieux, on note tout juste un changement de municipalité, avec quelques petites vengeances entre voisins. Peu d'héroïsme. Beaucoup de turpitudes, de petites mesquineries. Voilà un tableau qui s'accorde mal à l'image d'Épinal alors en cours, l'image d'une France dressée contre les Allemands, d'une France résistante. Non que Curtis montre, pour le camp de la collaboration, la moindre inclination ; bien au contraire. Mais à cause de l'esprit qu'il manifeste face aux tabous politiques de l'immédiat après-guerre. Il peint ce qu'il a vu.

Refus du conformisme historique, ce livre est aussi un refus du conformisme littéraire. Il paraît à l'époque où les philosophes se mêlent aux romanciers pour formuler et faire prévaloir des théories générales de l'art romanesque. L'existentialisme triomphant cherche à imposer ce que Jean-Louis Curtis appelle « un système de contraintes techniques et stylistiques suffisantes pour tuer dans l'œuf toute velléité créatrice, tout élan joyeux de l'imagination ». Le romancier, étant situé profondément dans l'histoire, doit rendre compte de son époque et n'écrire que des romans « engagés », des romans « en situation ». Et pour que ses personnages soient libres, condition nécessaire à l'efficacité romanesque, il doit, contrairement à Mauriac, ne jamais être pris en flagrant délit de tout connaître, d'intervenir dans la conduite du récit.

Face au dogmatisme, le roman de Curtis porte le regard du romancier traditionnel. Il raconte une histoire. Ou plutôt des histoires. Il suit le parcours de quelques jeunes hommes, tous issus de la même petite ville et placés soudain devant la guerre. Le romancier étudie soigneusement leurs réactions en fonction de l'origine familiale, du milieu social, du tempérament. On les voit tour à tour dans leur vie privée et face aux événements de la politique et de la guerre. Ils sont peints, avec un mélange d'amour et de férocité, d'ironie et d'humour, avec une verve qui tour à tour raille ou approuve, méprise ou pardonne. Aucun engagement dans tout cela. Aucune théorie philosophique ou politique pour infléchir le récit. « Ce n'est pas une simple transposition autobiographique, prévient Curtis, mais une vraie fiction » avec ses intrigues et ses personnages distincts. Tout au plus, peut-on soupçonner, dans tel ou tel caractère, le développement de l'une des tendances de l'auteur.

En réalité, le sujet des Forêts de la nuit, ce n'est pas simplement la vie d'une petite ville de province sous l'Occupation et la Libération. Par-delà les tribulations de ces jeunes entre cette ville et Paris, c'est le choix politique dont il est question. Quelle en est la nature ? Quels en sont les ressorts profonds ? Pourquoi celui-ci s'engage-t-il dans un chemin et celui-là dans un autre ? Pour l'auteur, les choix politiques ne représentent que la justification, après coup, de pulsions originelles très profondes et très obscures. Le titre du roman évoque le tigre du célèbre poème de William Blake, figure emblématique de l'instinct, des forces vitales qui agissent dans la nuit de l'inconscient. Rien de commun avec la littérature engagée. Rien de plus éloigné du roman de situation. « Le vrai sujet de mes romans, c'est le roman lui-même, les relations multiples et changeantes des personnages entre eux et avec leur milieu. » Le livre de Curtis se voulait dans la lignée des grands romans du xix e et du début du xx e siècle. « La publication du livre en 1947, écrira Curtis, me valut une bordée d'injures et aussi des approbations qui n'étaient pas seulement littéraires. » Tout en louant la vigueur de ton et la liberté d'esprit, la critique des années cinquante en souligna quelques faiblesses. Elle classa l'auteur parmi les romanciers témoins de leur temps. Pour celui qui, comme moi, n'avait pas vécu en France ces années d'occupation, le livre sonnait juste. Il ignorait les propagandes de toutes sortes qui inondaient la presse et la radio. Il taisait délibérément hauts faits, sacrifices et ignominies. Il paraissait décrire, sans trop de concessions, ce qui, pour le plus grand nombre, avait dû constituer l'essentiel de la guerre. Loin de Bir Hakeim. Loin du Vercors. Loin d'Auschwitz.

Je ne peux vous cacher, Messieurs, l'inquiétude qui m'a saisi quand j'ai su qu'il me reviendrait de faire, devant vous, l'éloge de celui qui fut l'un des vôtres et votre ami. Je connais trop bien mon incompétence en matière de littérature. J'ai lu beaucoup des livres de Jean-Louis Curtis. J'ai découvert sa biographie. J'ai rencontré plusieurs de ses amis et je suis un peu parti à l'aventure. J'ai commencé à m'engager dans une direction. Puis, j'ai fait machine arrière. J'ai cherché ailleurs. Puis j'ai fini par choisir ce qui me semblait le moins périlleux, toujours convaincu que je n'atteindrais pas le but que je souhaitais. J'ai appris, déjà, que la quête de la vérité d'une existence qui vient de s'achever est une mission impossible. Que, dans sa propre mémoire, aucun de nous ne parvient à restituer les morceaux d'un passé aboli, à saisir dans sa plénitude ce qui fut l'événement ou la scène, ou le fragment de vie. Comment retrouver, alors, dans sa complexité, dans ses fluctuations, les traits d'une personne qui se construisent et se modifient sans cesse au cours des années ? Surtout quand il s'agit d'une personne que l'on n'a pas connue. Quand, à tous ses amis sans exception, cette personne apparaissait comme un être particulièrement modeste, secret, refusant de parler de lui. Il s'avançait toujours masqué, disait un de ses amis. Quand, à côté de son métier de professeur, il voulut continuer à écrire, comme il l'avait toujours fait, il décida que « cette activité resterait marginale et, si jamais je publiais, clandestine : personne n'en saurait rien, je m'abriterais éventuellement sous un autre nom. L'idée de quant-à-soi, de secret, était presque inhérente à ma nature, non par goût de la dissimulation, mais par volonté farouche d'isolement et d'indépendance. Je suppose qu'il y avait là un rien de morbidezza ». C'est ainsi que celui qui, à l'état civil, s'appelait Albert Laffitte est devenu Jean-Louis Curtis. Dans ses ouvrages, Curtis ne parlait jamais de Laffitte. Sauf dans un ou deux livres dans lesquels il parle de Curtis. Ou plutôt de la manière dont Laffitte est devenu Curtis. Dont s'est formé, peu à peu, l'écrivain Jean-Louis Curtis.

La petite ville où se déroulent les principaux épisodes des Forêts de la nuit, c'est Orthez, dans les Pyrénées-Atlantiques, la ville natale d'Albert Laffitte. Il était issu d'une famille profondément enracinée dans la terre du Béarn. Son père était ébéniste. Il avait deux sœurs et un frère, tous nettement plus âgés que lui. Il fut élevé en petit dernier et conserva le souvenir d'une enfance heureuse. Les études commencées à l'école primaire catholique d'Orthez se poursuivirent au collège des prêtres diocésains, près du château Moncade où vécut Gaston III, comte de Foix, dit Gaston Phœbus, grand seigneur, grand soldat, grand ami des lettres et des arts.

Le seul livre où Curtis parle un peu de son enfance, de ses tendances, de son goût pour l'écriture, s'intitule Une éducation d'écrivain. Il commence en fanfare. Non par : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Mais par : « Toute ma vie, aussi longtemps que je me souvienne, je me suis tracé des lignes de conduite et j'ai constitué des programmes de travail. » Et il poursuit : « Le zèle avec lequel j'élabore ces projets de création littéraire, le plaisir qu'ils me donnent au moment où je les conçois... n'ont d'égaux que la paresse qui m'empêche de les réaliser et les remords ultérieurs en constatant l'échec de mes ambitions. » Le ton est donné. Et il me semble bien que, avant Jean-Louis Curtis, Albert Laffitte ait toujours su qu'il serait, un jour, écrivain. Que, dès son enfance, il se soit senti, voulu, futur écrivain. Depuis son plus jeune âge, il a été atteint d'une boulimie de lecture que tempérait seulement la faiblesse de ses moyens financiers. « Lorsque je pense à mon enfance et à mon adolescence, écrit-il, je me vois comme un affamé de lecture qui cherchait à nourrir sa faim dans un désert. » Il se compare même à un enfant de pays sous-développé qui s'efforce de survivre avec un bol de riz par jour. À ce besoin, presque physique, de lire se mêle, dès la petite enfance, la soif d'écrire. Le besoin permanent de refaire le monde à son usage, de l'interpréter, de le raconter. « Je me suis mis à écrire dès que j'ai su former des mots sur le papier ; mais cela avait été précédé par une phase de littérature orale, comme chez les primitifs. Pendant un an ou deux, j'ai été le griot, le conteur arabe de mon quartier. » Il raconte des histoires aux autres enfants. Histoires qu'il a entendues ou qu'il invente. Puis un jour vient où il écrit « roman » sur la première page d'un cahier. Il a alors huit ans. Malgré les difficultés, les hésitations, les impossibilités d'écrire plus de cinq ou six pages sur le sujet choisi, il ne renonce pas. « L'écriture devint mon occupation favorite... Si l'on est un écrivain, on l'est très tôt. » Et Curtis de s'interroger sur les souvenirs qu'il conserve du petit Laffitte qu'il n'est plus et qu'il est encore. Il se demande s'il y avait en lui quelque activité mentale particulière, propre à favoriser l'écriture.

Il est présomptueux de ma part de sortir de mes sentiers habituels pour venir vous parler du métier d'écrivain. De la formation d'écrivain. De poser les questions : Pourquoi écrit-on ? Comment en vient-on à écrire ? Mais Jean-Louis Curtis s'est souvent posé de telles questions. Si cet homme qui détestait parler de lui en est venu, à plusieurs reprises, à décrire ses souvenirs de jeunesse, c'est pour tenter d'y répondre. Et je ne suis pas sûr que la formation du candidat scientifique soit tellement différente de celle du candidat écrivain. Dans la phase initiale de la démarche scientifique, dans la formation des hypothèses, le scientifique fonctionne par l'imagination, comme l'artiste. Après seulement, quand interviennent l'épreuve critique et l'expérimentation, la science se sépare de l'art et suit une voie différente. « L'impression est pour l' écrivain, dit Proust, ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après. » Un poème ou un tableau ne sont pas comme une hypothèse scientifique. Mais, dans tous les cas, c'est l'imagination qui est la force motrice. C'est elle l'élément créateur, en science tout, pas art ou dans n'importe quelle autre activité intellectuelle. Ce n'est pas une simple accumulation de faits, mais l'imagination qui a conduit Newton, un jour dans le jardin de sa mère, à regarder soudain la lune comme une balle lancée assez loin pour tomber exactement à la vitesse de l'horizon tout autour de la terre. Ou Planck à comparer le rayonnement de la chaleur à une grêle de quanta. Ou William Harvey à voir dans le cœur dénudé d'un poisson les battements d'une pompe mécanique.

Tout semble différencier cette manière de penser de celle de Shakespeare quand il voit la vie comme « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur », ou quand Proust compare la mémoire à « un ouvrier qui travaille à établir des fonds durables au milieu des flots ». Et pourtant, malgré des moyens d'expression très différents entre le poète et le scientifique, l'imagination opère de la même façon. C'est souvent l'idée d'une métaphore nouvelle qui guide le scientifique. Un objet, un événement est souvent perçu dans une lumière inhabituelle et révélatrice. Comme si l'on arrachait brusquement un voile qui, jusque-là, masquait les yeux. Pas plus que l'art, la science ne copie la nature. Elle la recrée. C'est en décomposant ce qu'ils perçoivent de la réalité pour la recomposer autrement que le peintre, le poète ou l'homme de science édifie sa vision de l'univers. Chacun façonne son propre modèle de la réalité en choisissant d'éclairer les aspects de son expérience qu'il juge les plus révélateurs et d'écarter ceux qui lui paraissent sans intérêt. Nous vivons dans un monde créé par notre cerveau, avec de continuelles allées et venues entre réel et imaginaire. Peut-être l'artiste prend-il plus de celui-ci et le scientifique plus de celui-là. C'est simplement une affaire de proportion. Non pas de nature.

C'est pourquoi, la formation du jeune scientifique ne me semble pas si différente de celle du jeune écrivain que décrit Curtis. Il y a, dans Le Temps retrouvé, un passage où Proust analyse la qualité de l'attention qu'il estime particulière à l'écrivain et à l'artiste. Il se sait, la plupart du temps, lui-même incapable de regarder et d'écouter ce qui se passe autour de lui. Mais il décèle, en lui, la présence d'un personnage capable de regarder. Personnage intermittent qui ne se manifeste qu'à l'apparition de gens ou de choses qui intéressent Proust directement. Alors, le personnage se met a regarder et à écouter. Mais à un certain niveau, à une certaine profondeur seulement. « Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit plus que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules. »

C'est à cette sorte d'attention, une attention très sélective, que réfère Curtis en évoquant le jeune Laffitte. Chez ce dernier, il y avait une activité qui, « réfléchissant en miroir, ne se bornait pas à recevoir les impressions du dehors, mais qui les recomposait à l'instant même de répondre à leurs stimulus ». D'où, avec cette activité mentale en quelque sorte clandestine, ce que Curtis appelle un « retrait », un « dédoublement intime » qui le faisait à la fois spectateur et acteur, juge et partie. Un mot, un regard, un geste qui, pour les autres, avaient un sens, pour cet enfant en avaient deux : le même sens, plus un autre, secret, personnel, qui répercutait le premier comme un écho caché. C'était le second sens, la résonance, l'écho qui nourrissait l'imagination, une imagination déjà critique, déjà capable aussi d'affabulation.

L'enfant Laffitte, ainsi décrit par Curtis, vivait le monde à la fois comme une énigme à déchiffrer et comme une source de fictions. Il se pensait un peu différent de ses camarades. Il voyait ceux-ci tout à leurs jeux et à leurs querelles. Lui, au contraire, ne parvenait jamais à se sentir totalement présent à ce qu'il faisait. Il percevait toujours, derrière lui, en retrait, un autre lui-même qui s'intéressait à tout, sauf aux querelles ou aux jeux. Même si ce petit décalage n'était pas, en réalité, une différence de nature avec ses petits camarades, mais de degré, d'intensité, cet enfant ne pouvait pas ne pas se trouver un peu différent de ses camarades. Il ne se sentait pas aussi à l'aise que les autres dans ce monde. Écrire représentait alors une compensation à cette sorte de mal-être. De là venait, pour Curtis, son besoin d'écrire. De là venait cette vie toute dédiée à la littérature.

Il a alors douze ans. Et c'est au cours des quatre ou cinq années suivantes que « dans une solitude absolue et délicieuse, je suis devenu vraiment un écrivain, si être un écrivain signifie vivre surtout par l'imagination, expérimenter avec des mots, trouver sa plus grande joie à polir un texte jusqu'à ce qu'il soit sinon parfait, du moins le meilleur possible ». Et il se jette à corps perdu dans la lecture, lisant pêle-mêle les auteurs du xviii e siècle, Rousseau, Chateaubriand, les romantiques, quelques modernes, notamment Pierre Benoit. Avec des amis, il faisait des dîners Pierre Benoit, au cours desquels les convives se posaient des colles sur les intrigues quelque peu farfelues du maître. Et puis, surtout, il découvre Barrès. Avec Du sang, de la volupté et de la mort, c'est un choc. Ce garçon, qui n'a pas quinze ans, découvre un grand écrivain de son siècle, avec le langage de son temps, jouant non plus seulement sur des idées, mais sur des sensations, des états d'âme, un climat moral. « Dès l'attaque, écrit-il, je compris que j'allais être envoûté. » Avec Du sang... il découvre que la lecture est plus, est autre chose qu'un divertissement. C'est un art que l'on cultive pour lui-même, pour son éclat, pour la musique des phrases. Il ne suffit plus d'être un conteur arabe qui déroule son histoire épisode par épisode. Il faut jouer de la voix et séduire son auditoire par son timbre et ses modulations. Il faut captiver par la magie du style.

Une fois bachelier, mais toujours sans moyens financiers, le jeune Laffitte prend, pour un an, un poste de surveillant au collège oratorien de Juilly. Là, Albert Laffitte va rencontrer un professeur laïque, Emmanuel Peillet, qui enseigne les lettres. Celui-ci, grand admirateur d'Alfred Jarry, fondera plus tard, sous le pseudonyme d'Hughes Sainmont, Les Cahiers du collège de Pataphysique. Il va laisser sur le jeune Laffitte une empreinte durable. « Son enseignement, écrit Curtis, était fondé sur une idée-force, celle d'émancipation, de rupture : il fallait toujours se libérer de quelque chose, la liberté morale n'était jamais un état définitif, mais un effort de chaque instant, une conquête jamais assurée. » Leçon dont Curtis devait, toute sa vie, faire usage. « J'aime éprouver ma force, écrira-t-il plus tard, en démolissant ce que je juge faux, inauthentique, néfaste. J'éprouve un plaisir désintéressé, quasi sportif à pratiquer ce que les Anglais appellent le debunking, le déboulonnage des idoles et cela dans tous les domaines, notamment dans le domaine politique. »

Un peu plus tard, on retrouve Laffitte à l'université de Bordeaux. Tout en préparant une licence d'anglais, il va satisfaire sa fringale intellectuelle en lisant tout ce qu'il trouve. Les classiques dans la collection Hatier. Les modernes qu'il rencontre : Proust, Gide, Drieu, Giraudoux. Surtout Mauriac et Montherlant, dont « entre seize et vingt ans, je devins maniaque ». Le professeur d'anglais avec lequel il travaille l'envoie en Angleterre préparer un mémoire de fin d'études supérieures. Il lui trouve une place d'assistant en français au collège de Bradford. Là, pendant deux ans, Laffitte va non seulement apprendre la langue, mais se familiariser avec la littérature et la culture anglaises.

Pour Jean-Louis Curtis, l'Angleterre va devenir comme une seconde patrie. Et, pourtant, entre le Béarn et l'Angleterre, les relations n'ont pas toujours été au beau fixe. Au Moyen Âge, quand les Anglais occupaient l'Aquitaine, ils s'aperçurent, avec surprise et tristesse, que les Béarnais refusaient avec obstination de se laisser annexer. La devise d'Orthez était alors, comme maintenant : « Touches-y si tu l'oses ! » Les Anglais n'y touchèrent pas. Mais quelques siècles plus tard, le Béarn devait succomber. « Le meilleur hôtel de la ville, écrit Jean-Louis Curtis, était renommé à la ronde pour la séduction de sa propriétaire. Il s'appelait, en toute simplicité, l'hôtel de la Belle Hôtesse. Le général Wellington y dormit le soir de la bataille. On ne sait pas si, en dépit de la devise d'Orthez, il osa toucher à l'hôtesse. Il est probable que non car c'était un gentleman. »

En 1937, Albert Laffitte a vingt ans. À l'époque, le Français voyageait peu. On n' avait guère encore l'idée d'envoyer les jeunes gens se former au-dehors, se frotter à d'autres cultures, voir d'autres pays, d'autres manières de vivre. On n'apprenait guère les langues étrangères. Un peu d'anglais ou d'allemand au lycée, pour ceux qui le fréquentaient. Juste ce qu'il fallait pour répondre à l'interrogateur au baccalauréat. Mais pour qui voulait devenir professeur d'anglais, il était nécessaire d'aller sur place apprendre la langue et, si possible, un peu d'accent. La chance de Laffitte fut de se voir octroyer comme thème de diplôme : la technique du roman chez Aldous Huxley. Grâce à quoi, dira plus tard Curtis, « le travail universitaire me fit gagner plusieurs années et m'épargna sans doute quelques tâtonnements ». Pour Huxley, le roman moderne devait prendre exemple sur l'écriture musicale, la polyphonie, le contrepoint. Abandonnant le modèle classique d'un développement linéaire, il s'efforçait d'introduire, pour les orchestrer, des thèmes qui se répondent et qui dialoguent. Les quatre premiers chapitres de Brave New World forment un excellent exemple d'un tel « récit éclaté ». Au lieu de la lente et méthodique progression balzacienne, Huxley utilise une approche où les sensations visuelles, auditives, corporelles explosent, s'entrechoquent, fulgurent et s'évanouissent comme des étincelles. L'intrigue elle-même se divise en motifs récurrents, sans cesse modulés. C'est la technique que Curtis utilisera dans ses premiers romans. Il y met en jeu deux ou trois thèmes qui se développent selon une composition en forme de fugue.

Pendant ce séjour, Albert Laffitte se plongea dans la littérature anglaise : les poètes du xvii e siècle, Milton, les romantiques, Dickens, Thackeray et surtout Shakespeare qui, pendant toute la vie de Curtis, restera l'une de ses principales références. « La poésie anglaise déferlait dans ma vie, écrit-il, et aussi le roman anglais qui m'apportait... une qualité qui semble absente du roman français : le léger décalage qui introduit l'humour, cette buée irisée qui enveloppe les personnages comme une aura et leur confère à la fois présence et mystère... » C'était pour Laffitte une véritable imprégnation anglaise. Il avait l'impression de se dédoubler. Une partie enracinée en France et nourrie de littérature française classique. Une autre partie de lui adoptant une seconde patrie à la fois linguistique, littéraire et sentimentale. « Il est le plus anglais des écrivains français », diront plus tard de lui ses amis.

En 1939, Curtis revient en France où il est mobilisé dans l'infanterie. Il se fera ensuite muter dans l'armée de l'air. Au printemps, il sera envoyé dans une base marocaine pour y faire ses classes d'élève pilote. Là, il s'entraîne sur un avion de chasse américain, le Curtiss. D'où, plus tard, son pseudonyme. En septembre 1940, il rentre en France. Il enseigne comme professeur d'anglais au lycée de Bayonne. En 1943, il est reçu à l'agrégation d'anglais. Si de cœur il penche vers la France au combat, il va, pendant l'Occupation, rester dans l'anonymat, aidant à des évasions, participant çà et là à quelques manifestations contre les Allemands. En été 1944, il s'engage dans un corps franc dirigé par le commandant Pommiès. Ce corps franc traverse la France en direction de l'est. Il participe à la bataille d'Autun, remonte vers Dijon et la Haute-Saône où il rejoint la 1 e armée française. Avec plusieurs de ses amis d'Orthez, Jean-Louis Curtis va participer à la formation du commando qui se battra rudement à Colmar, dans les Vosges et à Strasbourg. En février 1945, ce groupe franchit le Rhin et entre à Stuttgart. Quand, plus tard, on l'interrogeait sur cette période de sa jeunesse, Curtis répondait avec sa pudeur habituelle : « J'ai fait comme tout le monde. »

La guerre finie, Jean-Louis Curtis va, pendant quelque temps, continuer à enseigner dans un lycée. Mais très vite, le prix Goncourt et ses retombées vont lui permettre de se consacrer entièrement à sa passion : la littérature. C'est donc de littérature que je dois maintenant vous parler. Vous comprendrez mon embarras. Le physicien s'intéresse aux événements qui se répètent pour en extraire des phénomènes. Le biologiste s'efforce d'imiter le physicien et, avec beaucoup de difficultés, d'extraire du vivant des événements qu'il cherche à répéter. L'historien, comme le naturaliste qui étudie l'évolution du monde vivant, s'intéresse à des situations qu'il sait ne pouvoir ni répéter ni retrouver. Le romancier, lui, s'occupe d'événements qui, loin de pouvoir se répéter, ne sont pour la plupart jamais arrivés que dans sa tête. Ce qu'il cherche, c'est à susciter en nous cette excitation que, dans la vie réelle, chacun trouve dans l'attente du lendemain. C'est l'expectative, dans laquelle nous tient le romancier qui donne l'apparence de vérité à quoi il vise. Pour mimer la vie, il invente des personnages, définit des temps et des lieux, précise des incidents qu'il tente de lier par une chaîne de causalité. En somme, l'univers du roman vient se disposer à côté du monde réel, comme le trompe-l'œil s'installe parmi les objets tangibles de notre monde familier. Or le trompe-l'œil, c'est précisément ce que le physicien et le biologiste s'efforcent soigneusement d'éviter.

L'œuvre de Jean-Louis Curtis se déploie sur quelque cinquante ans, dans des genres variés : romans, récits, articles, critiques de livres, critiques de films, pastiches. Tous ses romans sont très élaborés. « Je ne peux concevoir d'œuvre littéraire qui ne soit construite. » Il n'entreprend d'écrire un livre qu'après en avoir établi le plan, au moins dans ses grandes lignes. « Quand j'écris la première phrase d'un roman, je connais la dernière. » En fait, il aime les plans. Il aime à tracer les plans de villes imaginaires. Il évite les régularités des rues, les équerres, les damiers, conservant une marge de fantaisie, d'imprévisible dans certains quartiers. Programmes d'éducation, plans de vie, plans de ville c'est pour Curtis « le besoin de maîtriser le chaos rebelle des choses ». Les premiers romans prennent une forme de contrepoint à la Huxley. Ils suivent trois ou quatre jeunes hommes dont les destinées se croisent, se séparent, se rejoignent. Qu'il s'agisse toujours des mêmes personnages ou qu'ils changent de nom, peu importe, ils sont mis en présence de certaines situations : l'avant-guerre dans Les Jeunes Hommes, la guerre et l'Occupation dans Les Forêts de la nuit dont j'ai déjà parlé, la Libération et les années suivantes dans Les Justes Causes. La jeunesse, avec ses engouements, ses faiblesses, ses amertumes, son goût de l'absolu, affronte les réalités, les démissions, les compromissions de l'âge mûr. Ce qui intéresse l'auteur, c'est de montrer les réactions de chacun, selon son milieu social et son tempérament, devant les événements, un peu comme une série d'expériences, en psychologie et en sociologie. Ces romans peuvent être regardés comme les mémoires de l'époque dont ils cherchent à préciser les lignes de force et le climat moral. Curtis y jette un regard critique sur la société et les individus qui la composent. Il raconte des vies, il peint des personnages, il décrit leur comportement dans des scènes successives. D'où, pour le lecteur, l'occasion de méditer sur le monde comme il va et les hommes comme ils sont, capables du meilleur et du pire.

Cette première trilogie s'organisait autour de la guerre. Plus tard, le bouillonnement des premiers livres s'atténue pour laisser place aux œuvres de la maturité : La Quarantaine, Un jeune couple. Et surtout une autre trilogie qui s'organise autour de 1968. L'Horizon dérobé paraît en 1979, La Moitié du chemin en 1980 et Le Battement de mon cœur en 1981. Un quatuor de jeunes, trois garçons et une fille, dessinent les figures de l'amour et de la politique. Issus de la révolution lyrique des années soixante-huit, ces jeunes gens ne cachent que provisoirement leurs ambitions. Ils se laissent peu à peu contaminer par la réussite sociale. Abandonnant les idéologies, ils en arrivent progressivement à occuper la place tant décriée de la génération de leurs parents. Dans cette intrigue romanesque, l'auteur entrelace, selon sa technique favorite, satire sociale, chronique d'une époque et un soupçon de ce qui apparaît un peu comme une autobiographie transposée. S'il cherche à décrire les caractères et à les replacer dans les soubresauts de l'histoire, Curtis se veut, avant tout, un conteur, un artiste qui sait articuler des intrigues et en maîtriser les développements. Dans tous ses romans, il se carre dans un style naturel, direct, sans fioritures et sans clichés. Mais ses personnages ne sont, le plus souvent, pas aussi limpides qu'il n'y paraît de prime abord. Les histoires qu'il raconte sont bien souvent d'une grande cruauté et son monde d'une grande noirceur.

C'est dans son dernier roman qu'éclate le plus nettement le côté sombre de ce monde et le destin sans espoir de ses habitants. Ce roman, publié après la mort de Jean-Louis Curtis, a pour titre Andromède, la princesse livrée au monstre marin pour apaiser la colère de Poséidon et délivrée in extremis par Persée. Il aurait tout aussi bien pu s'intituler La Prisonnière, si ce titre n'évoquait déjà d'autres amours. C'est l'histoire d'une vie gâchée sans appel. Une vie où un à un, méthodiquement, tous les motifs d'espoir sont saccagés. La vie d'une femme de vingt ans, Anne, jolie, intelligente, douée qui peut rêver d'un avenir satisfaisant, sinon brillant. Elle arrive dans une petite ville et prend possession d'un nouveau logement. Dans les toutes premières pages du livre, le premier soir, elle aperçoit sur le rebord de la fenêtre, une toile d'araignée vibrant au rythme des ailes d'une mouche capturée. « C'était une minuscule scène de supplice, dit Curtis, de lente mise à mort. Combien de temps durerait l'agonie de l'insecte ? Elle allait servir de nourriture, de garde-manger à une créature qui, pour elle, se présentait sous l'aspect d'une bête gigantesque et hideuse. Anne, captivée et légèrement horrifiée pensa qu'elle contemplait là quelque chose de consubstantiel à la vie, l'accomplissement d'une loi cruelle et immémoriale qui régit toutes les espèces vivantes : l'entre-dévorement universel. » Au lieu de briller dans le monde, de se marier, au lieu de vivre, Anne va peu à peu se laisser emprisonner, absorber, dévorer, anéantir par un homme que le hasard a installé dans la même pension qu'elle. Un homme âgé, laid, sans caractère ni instruction. La manière dont Curtis décrit ce naufrage, cet anéantissement d'une vie est édifiante. Tout au long de trois cents pages, il raconte la lutte entre la femme-proie et l'homme-araignée, comme un rapport de force et de domination qui, dès leur rencontre, s'installe entre eux. Au début « elle avait l'ascendant sur lui », elle avait « barre sur lui », elle « le dominait ». Peu à peu les rapports de domination se modifient. L'humiliation passe de l'un à l'autre. Les forces se renversent. La culpabilité change de camp. En fin de compte, c'est l'homme qui finit par écraser la femme.

Tout le roman s'articule sur les questions : Qui dominera l'autre ? Qui se nourrira de l'autre ? Qui tuera ? La conclusion est féroce. La vie à deux étant la seule chance de vaincre la terreur de vivre, de surmonter la hantise du temps qui s'écoule et de la mort, une vie, sa réussite ou son échec, relèvent de la capacité d'accouplement d'un être avec un autre. La manière dont cette femme jeune et belle qui, par sa faute et par une série de circonstances bizarres et oppressantes, ruine sa vie, crée chez le lecteur un malaise sans cesse croissant. L'art de Curtis est ici à son meilleur pour raconter une histoire aussi simple et aussi étouffante. La fin du livre apporte la conclusion, à la fois psychologique et morale, que veut donner l'auteur par cette histoire. « J'ai vu, dit-il, des quantités de couples dont on se demandait pourquoi ils demeuraient ensemble, malgré une évidente incompatibilité. J'ai vu, de très près, des situations qui n'auraient pas dû normalement durer dix jours et elles duraient depuis dix ans ou davantage. J'ai vu des laideronnes ou des idiotes s'emparer d'un homme plein de mérite et le dominer férocement, le domestiquer. Et, inversement, j'ai vu des hommes très ordinaires, parfois médiocres, s'attacher de belles et brillantes jeunes femmes et parfois les séquestrer... Souvent, dans un couple, c'est le moins bon qui l'emporte sur le meilleur, le plus déshérité sur le plus doué, le plus pauvre sur le plus riche moralement, le plus faible sur le plus fort. »

Rien à ajouter, sinon le regard calme et chargé de vérité que pose l'auteur sur ses personnages ; l'art et la finesse avec lesquels il montre l'un des personnages s'approprier l'autre ; et surtout la maîtrise avec laquelle il fait couler le temps qui, comme dans tout roman, joue le premier rôle. Le récit s'étale sur trente ans. L'intensité dramatique n'empêche pas Curtis de s'adonner tout au long à l'un de ses passe-temps favoris. Tout en décrivant, dans le fond de l'histoire, les climats sociaux et les ambiances morales des décennies qui se succèdent, il se livre à quelques brèves, mais violentes offensives contre certaines de ses cibles préférées, la mode, le snobisme, la bêtise, l'hypocrisie du siècle.

Le monde de Jean-Louis Curtis est donc assez sombre. L'homme n'est pas bon. Il se laisse emporter par ses instincts les plus bas. Heureusement, il dispose d'une activité pour se racheter : la littérature. Il est sauvé par Proust, par Shakespeare et par quelques autres écrivains. La lecture, pour Curtis, se fait le crayon à la main. En ouvrant un roman, même très jeune, il ne se contente pas du pur plaisir de l'attente romanesque, du « suspense ». Il y cherche aussi des leçons sur le métier, la technique, le « comment c'est fait », la qualité et l'harmonie des phrases, le pouvoir de créer un climat. Autant qu'à la substance du discours, il est attentif à sa respiration, à son ordonnance. Il apprend à faire le tri. À découvrir les raisons qui lui font aimer tel livre et moins tel autre. En même temps que l'art du roman, il apprend celui de la critique littéraire. C'est peut-être là, dans la critique, que Jean-Louis Curtis déploiera le plus librement les divers aspects de sa personnalité : le théoricien, l'analyste, l'humoriste. Il écrit des pages éblouissantes sur Saint-Simon, sur Chateaubriand, sur Proust, sur Montherlant. Sûr de lui, il parle avec une certaine désinvolture des écrivains qu'il admire, avec causticité de ce qui l'irrite : l'imposture idéologique, le terrorisme culturel, la jobardise de nombreux contemporains. Dans les journaux, dans les revues, il dénonce les oukases de l'époque, la lourdeur des romans idéologiques ou l'exhibitionnisme complaisant des autobiographies à peine travesties en fiction.

Jean-Louis Curtis détenait encore un autre atout : un talent exceptionnel de pasticheur. Avec les auteurs qu'il aime, qu'il apprécie particulièrement, il lit, dit-il, « comme un vampire ». Il se nourrit de cette substance littéraire. Il la mange. Il l'incorpore à sa propre substance. « J'étais un poulpe, écrit-il, toutes mes ventouses appliquées sur la proie que je ne lâchais plus avant d'avoir le sentiment de la " posséder " ». Image qu'il développe en parlant « d'une sorte d'érotisme littéraire que j'ai satisfait aussi, plus tard, dans le pastiche ». En lisant une œuvre, il parvient ainsi, avec une sorte de jubilation, à s'imprégner du style, du rythme, de la respiration d'un auteur. Et même de ses tics. Les séries de pastiches aux titres irrésistibles : La Chine m'inquiète, La France m'épuise ou Un Rien m'agite, finissent par déborder la satire de la comédie d'époque pour donner une exceptionnelle leçon de style et de critique littéraire. Dans Haute École, il invente même un genre nouveau en couplant, pour chaque auteur, un article d'analyse critique et un pastiche. Chacun des deux textes illustre et renforce l'autre. Aussi éblouissants que les articles critiques, les pastiches de Saint-Simon et de Chateaubriand. Dans un ouvrage au titre évocateur : À la recherche du temps posthume, Curtis se coule dans le style de son modèle. Ressuscité, Marcel Proust est revenu hanter le salon de M lle de Saint-Loup. Celle-ci se fait appeler M me Swann et le narrateur aperçoit « émergeant après tant d'années, de couches temporelles superposées qu'il avait feu creuser par un effort de mémoire plus intéressant que l'excavation à la pioche, rousse, archéologique et minéralisée, la fille de Gilberte et de Robert ». Occasion pour Curtis de décrire, au long de phrases sinueuses, aux parcours inattendus, mourantes ici, renaissant là, la disparition d'un monde et son remplacement, le changement des modes et techniques littéraires. Étrange époque où les romans n'ont plus ni sujet, ni personnages.

Homme secret, Jean-Louis Curtis n'a pas publié de Journal. Seule une œuvre au titre stendhalien, Un miroir le long du chemin, raconte des voyages qu'il fit à Londres et aux États-Unis en 1957 et 1958. On y trouve surtout des descriptions de Soho et de Greenwich Village. À plusieurs reprises, il évoque son travail sur les œuvres de Shakespeare dont il fut l'un de nos meilleurs traducteurs. Il signa notamment les sous-titres des films anglais projetés à la télévision française. Pendant son voyage aux États-Unis, il se bat avec la traduction de King Lear qui, dit-il, soulève des difficultés presque à chaque vers. « Je crois que King Lear renferme une plus grande quantité de beaux vers que les autres tragédies... Pour moi, le sommet de l'œuvre, l'un des sommets de l'art shakespearien, c'est le chant d'amour de Lear à Cordelia, d'une surnaturelle et déchirante beauté :

Viens allons en prison.
Seuls tous les deux nous chanterons comme oiseaux en cage ... »

En 1986, Jean-Louis Curtis fut élu à l'Académie française. Comme il aimait les mots, leurs agencements, leur précision, il devint, du Dictionnaire, un artisan fidèle. Ses confrères étaient sensibles à l'élégance de sa silhouette de vieux jeune homme; à la chaleur de sa voix, dans laquelle au soleil du Béarn se mêlaient, parfois encore, quelques brumes venues d'Oxford ; à son dévouement dans l'accomplissement des tâches académiques. L'un de ses derniers textes fut un essai sur Proust destiné à la séance annuelle des cinq Académies, à la fin de 1995. Malade, Curtis ne put venir. Il demanda à son confrère Bertrand Poirot-Delpech de lire son texte à sa place.

Vous voyez comment la vie d'Albert Laffitte et l'œuvre de Jean-Louis Curtis se sont, comme souvent chez les écrivains, mêlées au point de se confondre. « Parce que le Béarn est mon pays, écrivait-il lors de sa réception à l'Académie de Béarn en 1988, il est quelquefois présent dans mon œuvre. Mais on y trouve, peut-être, les qualités propres aux Béarnais comme la liberté d'esprit, le dédain des modes et la fidélité à ce que nous aimons. » Beau programme qui s'accorde bien au personnage. Un prix Goncourt à trente ans, c'est une chance. C'est la possibilité de s'affranchir des contraintes matérielles qui guettent le jeune étudiant. C'est aussi un risque, celui de plonger dans le monde de la mode, du paraître, du bateleur qui anime la foire littéraire. Jean-Louis Curtis a survécu à son prix. Il s'est lancé dans le combat avec ce qu'il appelait « l'ange de la solitude ». Il a choisi la liberté. Toutes les libertés; celle des sujets de travail ; celle des genres ; celle du ton et de la forme ce qui, pour lui, était la liberté de rire ou de sourire. Liberté d'esprit aussi, vis-à-vis de tous les tabous, ceux de la politique comme ceux des modes intellectuelles. Ce qui se traduisait par une méfiance à l'égard de toutes les pensées qu'il est bon de suivre, de tous les endroits où il est bien d'être vu. Liberté de style encore, à l'écart du prêt-à-écrire, s'en tenant à sa sensibilité propre, à un style sobre, élégant, avec parfois quelque acidité, dans la lignée des classiques.

Cette entière liberté a permis à Curtis de rester fidèle à ce qu'aimait Laffitte. Fidèle à son idéal de jeunesse et à la terre de sa jeunesse où il revint régulièrement jusqu'à la fin de sa vie. Fidèle à ses idées de probité comme de vérité. Fidèle à ses amis, car autant il restait à l'écart du monde médiatico-littéraire, autant il persista dans ses amitiés. Tous ceux qui l'ont fréquenté parlent de lui de la même manière : souriant, courtois, affable, d'une extrême modestie, mélange d'ironie et de gentillesse, piquant soudain des fous rires. L'homme et l'œuvre se reflétaient l'un l'autre. Quel achèvement pour un écrivain !


Réponse au discours de réception de M. François Jacob
Le 20 novembre 1997
Maurice SCHUMANN

Réponse de M. Maurice Schumann
au discours de M. François Jacob

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 20 novembre 1997

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT



Monsieur,

Vingt ans, Monsieur... Né le 17 juin 1920, vous aviez vingt ans plus un jour quand la voix du 18 juin 1940 a traversé la nuit.

Vingt ans, c’est aussi l'âge de cette infirmière au voile blanc qui, quelques semaines avant le 11 novembre 1918, enroule une bande de pansement dans un de ces hôpitaux surpeuplés qui inspireront à Georges Duhamel son récit de la Vie des martyrs. Un photographe a fixé les traits de celle qui sera votre mère. Elle sourit, mais avec gravité. Quand, le 1 er juillet 1940, vous signerez votre engagement volontaire dans l'avant-garde de la France combattante, sa présence incessante, son ombre trop familière vous obséderont : elle s'est éteinte moins d'un mois avant, « à temps (direz-vous) pour ne pas connaître l'horreur ». Dès lors, dans votre mémoire, la détresse de la France et la mort de votre mère se sont confondues. « Elles ne forment (direz-vous encore) qu'un seul et même événement. » Vous garderez la souvenance nostalgique de « celle qui ne parle plus, et qui racontait si bien ».

Mais, au moment où s'achève le mois des deux deuils qui n'en font qu'un, l'espérance se relève, une vie nouvelle se lève : celle de l'homme qui a pris congé de son enfance. Et cette vie, la vôtre, forgée par vos mains, sera digne d'être racontée par d'autres mères à d'autres enfants.

Vous nous avez confié que, jadis, vous aviez parfois rêvé d'être un autre. Vous arrive-t-il aujourd'hui de vous demander à quel sort cet autre aurait été promis ? L'ordre de la Libération l'eût peut-être compté parmi ses membres, le Collège de France parmi ses professeurs, le jury des prix Nobel parmi ses lauréats. Mais une certaine statue intérieure nous assure que l'autre, si doué fût-il, n'aurait jamais récolté tous ces lauriers, et qu'il n'aurait pas rendu l'Académie française impatiente de l'accueillir.

Ne croyez pas que ce portrait fidèle m'empêche de déceler votre plus grand mérite : nous vous avons entendu dire que, de votre angoisse, vous avez fait votre métier. Mieux encore : de l'insatisfaction, vous avez fait l'inséparable compagne de vos réussites, une loi morale au fond de votre cœur. Rien n'est plus révélateur que le choix d'une ponctuation. Je ne crois pas être le seul de vos lecteurs qui, après être parvenu à la dernière page de vos livres, les ait gardés longtemps ouverts entre ses mains. Pourquoi ce besoin d'inachèvement ? Parce que La Logique du vivant prend congé de nous par un point d'interrogation et La Statue intérieure par trois points de suspension. Quant au point final, il n'est pour vous qu'un objet d'aversion. Vous n'avez jamais été plus sérieux ni plus sincère que lorsque vous avez écrit : « J'aime les idées fixes, mais à condition d'en changer. »

Faut-il vous condamner à entendre, comme la tradition l'exige, ce nocturne qu'est toujours le récit d'une vie écoulée, alors que seule la musique des lendemains est agréable à vos oreilles ? Accordez à votre biographe d'un jour le privilège de vous rassurer ! Votre passé — celui du jeune rêveur comme celui du grand blessé, celui du savant comme celui du penseur — n'a jamais été qu'un producteur d'avenir.

Vous veniez de publier La Statue intérieure, tout entière taillée dans le marbre d'une fierté discrète, quand vous avez livré à Jean Marin dont l'ombre m'accompagne aujourd'hui cette confidence révélatrice : « Je n'ai pas changé ; une idée fixe n'en cache pas une autre ; pendant quatre ans, mon axe de marche a été la France libre. » Que représentait donc pour nous la France libre quand nous avons rejoint, le 21 juin 1940, sans nous connaître, le même paquebot polonais au large de Saint-Jean-de-Luz ? Un serment qui, sous les couleurs du présent, semblait puéril et qui apparaît aujourd'hui comme le comble du raisonnable : celui de ramener notre pays enchaîné au premier rang des vainqueurs. La voix du 18 juin nous avait convaincus : la seule faute que le destin ne pardonne pas aux peuples est l'imprudence de mépriser les rêves.

Notre rêve, le très jeune étudiant François Jacob devenu médecin auxiliaire l'a incarné, combattant sans armes et sans relâche, dès la première heure.

Votre grand-père, général de corps d'armée, aurait aimé vous voir servir sous la croix de Lorraine comme le petit-fils de Foch et le petit-fils de Franchet d'Esperey. Il se serait plu, sans doute, à rapprocher sa croix de guerre de vos cinq citations, dont deux à l'ordre de l'Armée et deux à l'ordre de la Division. Aurais-je dû en donner lecture ? La crainte de vous déplaire a balayé ce beau dessein. Je ne résiste pas, cependant, à la tentation de vous rappeler la louable sobriété des adjectifs sur lesquels s'ouvre la première de vos citations, la seule qui se contente d'être à l'ordre du régiment : « consciencieux et calme ». Les deux vertus ainsi reconnues sont assurément essentielles, s'agissant d'un jeune adjudant qui s'est porté à maintes reprise en première ligne pour sauver des blessés sous un feu nourri. Je crois devoir infliger une autre épreuve à votre modestie. S'il ne tenait qu'à moi, vous auriez droit à une sixième citation pour « manquement à la discipline ». Un beau jour de 1942, le médecin général Sicé, maître incontesté de la médecine tropicale, vous convoque à Brazzaville et, d'une voix que j'entends encore, vous dit en substance : « Mon jeune ami, vos études médicales ont duré deux ans ; c'est trop peu pour un futur chirurgien de grand renom ; comme vous le savez, les Français libres sont maintenant chez eux à Beyrouth, où il y a une Faculté de Médecine qui vous attend. »

Sicé vous appréciait, mais vous connaissait mal. Il ne s'attendait pas à votre réponse : « À quoi me suis-je engagé, mon Général ? À retourner en classe ? Sûrement pas. Je voulais être artilleur, comme mon grand-père le général Franck. On ne m'a pas laissé le choix : il fallait des médecins auxiliaires ; j'ai obéi. Cette f

ois, je suis prêt à désobéir. Au besoin, je déserterai pour m'engager dans l'armée britannique. » Il va de soi que vous étiez sûr de ne pas être réduit à cette extrémité. Partagé entre la stupeur et l'estime, Sicé se rappela qu'il était à la fois militaire, médecin et gaulliste. Comment aurait-il oublié qu'il avait lui-même désobéi en 1940 ? Pour vous punir, il vous donna provisoirement l'affectation médicale la moins enviable, en attendant de vous verser dans une unité combattante. Exilé pour quelques mois dans la brousse, vous y avez, entre autres opérations, sauvé la vie d'un homme en le trépanant. Tant il est vrai que, si l'on est doué, on peut aussi bien apprendre à ouvrir une boîte crânienne sur le terrain qu'à la Faculté de Beyrouth.

Servir en étant prêt à recevoir la mort sans pouvoir la donner : ce cadeau vous fut offert, sans que vous l'ayez souhaité ; cependant, si lourde qu'ait été la rançon (vous n'avez pas fini de la verser), cette façon de faire la guerre sans tuer convenait à votre nature profonde. Si votre conduite n'avait eu pour théâtres que le Fezzan, la Tripolitaine et la Tunisie..., on n'aurait parlé que de votre vaillance. Parce que vous avez eu le temps (juste le temps) de humer, sur « la terre de France, Terre promise », une grande gorgée d'air avant de perdre connaissance dans la nuit normande, les archives de l'ordre de la Libération évoquent aussi, surtout, votre abnégation. Ce mot est un des rares qu'on n'ose pas galvauder. 8 août 1944 : l'armée Patton lance une vaste offensive pour prendre à revers les troupes allemandes de Bretagne et de Normandie. Quel est son but ? Ouvrir la route de Paris. Nous y entrerons dans la nuit du 24 au 25 août. Nul n'a mieux mérité que vous de remonter les Champs-Élysées déserts le 25 ou de descendre le 26, avec de Gaulle, les Champs-Élysées surpeuplés. Pourquoi n'y serez-vous pas ? Parce qu'une contre-attaque de l'aviation vous a grièvement blessé, parce que vous êtes pour de longs mois encore sur un lit d'hôpital, parce que vous savez qu'il vous faudra compter sur le secours des béquilles ? Sans doute, mais avant tout, parce qu'il y avait eu un moment où vous aviez spontanément, librement choisi de renoncer pour autrui à l'essentiel : « Non loin de moi, allongé près d'une voiture, les traits crispés, le lieutenant B. geignait doucement ; à son flanc une tâche de sang qui s'élargissait. Je lui souris. Il me regarde tristement sans mot dire. Je commençai à fendre son blouson pour lui appliquer un pansement. Quand on essaya de le relever pour le placer sur un brancard, il se mit à hurler. À ce moment, on entendit à nouveau le halètement des junkers... Le fossé était là, à moins de dix mètres. Les yeux agrandis d'angoisse, B. me prit la main : "Ne me laisse pas." Tout le monde autour de nous courait se mettre à l'abri. Je regardai le fossé avec envie. Pas question d'y traîner B., ni de l'abandonner. Quand sifflèrent les premières bombes, je me serrai contre lui. » Vous saviez que vous étiez promis à l'implacable. Soudain vous ressentez une violente secousse sur le côté droit. Un instant de lucidité s'écoule que vous cherchez à prolonger, comme si vous saviez déjà que « rien après ne serait pareil ». Puis surgit la douleur massive. Puis, sur le petit champ de Normandie, vous perdez conscience, près du fossé que vous n'avez pas gagné et plus près encore du mourant que vous n'aviez pas laissé.

Plus tard, la gloire vous donnera rendez-vous. Dès votre vingt-cinquième année, vous aviez donné rendez-vous à la grandeur.

Dans les sentiers difficiles du monde, un être d'exception laisse toujours deux traces : celle qu'a gravée sa vie ; celle qu'a dessinée sa légende. La légende de François Jacob se ramène à cette affirmation têtue : la science est redevable de vos découvertes à la tragédie qui a failli faire de vous un « mort pour la France » parmi tant d'autres ; si cette « ardente souffrance du grand blessé » que chante Apollinaire et dont vous ne parlez qu'à vous-même n'était pas restée la compagne de votre solitude, on ne trouverait votre nom que dans les annales de la chirurgie ; en d'autres termes, votre prix Nobel serait, en quelque sorte, la conséquence de ce coup du sort qui vous a interdit d'obéir à votre vocation, la compensation surnaturelle d'une des innombrables horreurs de la guerre.

En suivant votre parcours pas à pas, j'ai acquis une certitude qui nuance sans l'effacer cette image de votre haute aventure. Certes, vous vouliez être chirurgien ; et le seriez devenu si vous aviez traversé la guerre sans la faire ; peut-être même vous arrive-t-il de penser avec nostalgie à cet autre combat, lui aussi chargé de risques, dans lequel l'homme n'a d'autre ennemi que la mort. Mais vous n'auriez pas été un chirurgien comme tous les autres parce que votre réussite dans l'art opératoire, si brillante qu'elle eût été, ne vous aurait pas dispensé de percevoir et d'écouter cet appel du futur, cette voix des lendemains qui se nomme la recherche. Bien loin d'être hasardeuse, cette assertion m'est dictée par une preuve imprimée. Reportez-vous, docteur François Jacob, presque exactement à un demi-siècle en arrière. Vous n'avez pas tout à fait vingt-sept ans. Certes vous n'avez pas échappé, mais vous n'avez pas obéi aux sollicitations de la facilité. Comment n'auriez-vous pas envié fugitivement les voyages lointains d'un grand reporter ou ce qu'il y avait d'enivrant dans l'existence d'un ami cinéaste ? Cependant, si vous n'aviez pas conduit jusqu'au serment d'Hippocrate vos études de médecine interrompues par les années terribles, vous ne célébreriez pas cette année le cinquantième anniversaire de votre premier ouvrage : une thèse prémonitoire qui contient en germe tout votre avenir. En effet, vous ne vous êtes pas contenté d'élire comme sujet un antibiotique moins célèbre que la pénicilline, ce mot miracle qui a pris son essor pendant la dernière année de la grande tuerie. Où l'avez-vous étudié, isolé, interrogé ? Dans un laboratoire que vous vous plaisez à décrire déjà comme votre milieu naturel bien que vous n'en ayez (dites-vous) ni connaissance, ni expérience. Rien ne manque à ce dessin minutieux des semaines d'apprentissage : la manipulation des souches, l'impatience angoissée que suscite la contamination des cultures, le soulagement ressenti dès que le milieu devient limpide, tout nous donne l'impression d'assister à vos fiançailles avec les bactéries qui refusent d'abord et acceptent enfin de se multiplier, comme si elles marivaudaient. Des enfants qui jouaient dans un square parisien vous ont, dès cette époque, surpris en train d'explorer le sol de leur univers. Qui cherchiez-vous ? Des germes capables de produire des antibiotiques. Le comble est qu'il vous advint d'en isoler un qu'un de vos aînés avait, hélas, découvert avant vous. Ce petit épisode nous révèle en quoi le chercheur ressemble à l'enfant que, comme dit Descartes, nous avons été « avant d'être hommes ». Leur commune hantise est l'exploration du monde. Il était écrit dans vos chromosomes que vous aviez en partage cette heureuse façon de rester en enfance.

À ce propos, ce serait vous méconnaître que passer sous silence une marque distinctive de votre caractère : vous n'avez pas attendu d'être père pour éprouver le sentiment paternel. Cette antériorité vous a même inspiré une de ces pages d'anthologie qu'incite à relire le bonheur des mots. Une fois de plus, il vous a fallu retourner au Val-de-Grâce. En sortant de ce haut lieu, vous marchez au hasard « dans un Paris de neige et de boue », hanté par les ombres des compagnons tués à Bir Hakeim, assassinés au Tchad ou à Alger, abattus en flammes, disparus en mer ou déportés dans l'enfer concentrationnaire. On se dit que vous avez peur d'oublier le nom d'un des vingt officiers de votre première compagnie de marche, vos compagnons volontaires de 40, dont trois seulement ont survécu. Dans ce quartier triste, « le long des murs qui suintent le malheur et l'humidité », une litanie de quatre mots accompagne la cohorte des vingt : « Et j'avais froid. » On ne s'attend plus qu'à entendre retomber la dalle du désespoir. Mais c'est alors que l'emporte la générosité envers le monde qui n'avait rien fait pour la mériter. Une dernière fois, vous avouez : « Et j'avais froid », mais pour ajouter aussitôt : « Et, peu à peu, en descendant vers la Seine, j'ai senti monter en moi, du plus profond, irrésistible, le désir d'avoir un enfant. » Le devenir avait attendu, pour surgir, l'instant de la plus lourde tristesse. Plus le deuil était incurable, plus s'imposait l'éternelle relève. Nous savions déjà pourquoi vous ne pourriez être que chercheur. Nous comprenons maintenant pourquoi votre choix exigeant devait se porter sur la vie, sa genèse, sa transmission, ses secrets. Vous n'avez pas oublié cette interrogation de Paul Valéry : « Qui sait si la première notion de biologie que l'homme a pu se former n'est point celle-ci : il est possible de donner la mort ? »

Cependant, sur le chemin sans retour qui mène à l'Institut Pasteur, à André Lwoff et à la science de l'hérédité, l'actualité politique va vous rejoindre et vous stimuler. Vous ne vous attendiez pas à cette rencontre. Il arrive rarement, mais — Dieu merci — il advient parfois que la vie publique mette clairement en cause les valeurs essentielles et ne dispense personne soit de les renier, soit de voler à leur secours. Sans doute suffisait-il, pour vous attirer vers la génétique, qu'elle fût installée au cœur même des êtres vivants et qu'elle embrassât l'ensemble des transformations subies par les substances qui constituent un organisme ; mais, pour lui conférer un prestige à la fois neuf et ineffaçable, il n'était pas négligeable à vos yeux qu'un tyran lui eût involontairement rendu l'éclatant hommage qui est entré dans l'histoire sous le nom d'« affaire Lyssenko ». Ainsi s'appelait un charlatan qui avait compris, vers la fin des années trente, que la prosternation devant le pouvoir absolu était une industrie rentable. En 1900, plusieurs savants authentiques qui ne se connaissaient pas avaient vérifié, à la faveur d'expérimentations différentes, l'exactitude des lois que le génial botaniste Gregor Mendel avait d'abord tirées, quelques décennies plus tôt, de patientes observations dans le jardin de son couvent ; les deux patrimoines héréditaires d'un être vivant, celui qui provient du père et celui qui provient de la mère, sont formés d'un grand nombre d'unités distinctes ; ces deux patrimoines coexistent chez un individu donné en gardant la possibilité d'être désunis dans sa propre descendance ; ces combinaisons se font et se défont selon les lois du hasard. Pourquoi Trofime Lyssenko jugeait-il ce constat insupportable ? Parce que les travaux accomplis dans son laboratoire avaient conduit à le remettre en cause ? Que non pas. Mendel et ses disciples avaient tort pour un motif péremptoire : leurs conclusions étaient incompatibles avec la conception stalinienne du matérialisme historique qui exigeait que la docilité infligée aux grands-pères dans l'archipel du Goulag fût automatiquement transmise aux gênes de leurs petits-fils. Fallait-il une démonstration ? La police politique s'en chargerait, par exemple en déportant les membres récalcitrants de l'Académie des sciences. Vous avez apprécié a sa juste valeur cette substitution de l'univers concentrationnaire au microscope électronique. Dès lors, entrer (si j'ose dire) en génétique, c'était aussi poser un axiome : la science est en elle-même une morale qui récuse tout ensemble le délire idéologique et la servilité.

Pourquoi le bonheur refait-il irruption dans vos travaux et vos jours dès votre entrée au laboratoire d'André Lwoff ? Parce que, tout aussitôt, vous vivez au futur, défiant ainsi l'usure, le déclin et la tombe.

Que signifie cette poursuite éperdue ? Votre définition ressemble à une profession de foi dynamique : « Plus que les réponses importaient les questions et la manière de les formuler car, dans le meilleur des cas, la réponse obligeait à poser de nouvelles questions. » « Sonnant dans l'âme un creux toujours futur » : avec ce beau vers du Cimetière marin, Paul Valéry — dont le fauteuil devient aujourd'hui le vôtre — semble annoncer en vous son digne successeur. Quand le chercheur, loin de s'enfermer dans les limites de la méthode et du savoir, l'une et l'autre également nécessaires, suscite l'imprévisible en sachant qu'il n'y aura pas de fin, il donne à l'humilité ses lettres de noblesse.

Mais voici le moment difficile. Après avoir franchi sur vos traces le seuil de l'Institut Pasteur, dois-je m'aventurer sans protection dans l'univers des vingt-trois paires de chromosomes, des enzymes et de l'acide désoxyribonucléique pour découvrir avec une stupeur devenue banale que les mécanismes de l'hérédité sont les mêmes dans tout le règne vivant et transformer en précepte la boutade de Jacques Monod selon laquelle « ce qui est vrai pour la bactérie est aussi vrai pour l'éléphant » ? Il me faudrait alors vous demander si la réciproque est aussi vraie, en d'autres termes si ce qui est vrai pour l'éléphant est aussi vrai pour la bactérie. Avant de m'éclairer, vous ne manqueriez pas de déceler un doute dans mon intonation. Car il me semble (mais j'ose à peine l'avouer) que la bactérie est totalement indifférente au microscope électronique qui l'observe, tandis que mes petits-enfants (comme leur grand-père au temps jadis) sont béats d'admiration devant les chefs-d'œuvre chorégraphiques qu'accomplissent en commun, dans les grands cirques, la science des dompteurs et l'intelligence des éléphants.

À une époque encore étrange, donc encore fascinante, où il est loisible au commun des mortels de fréquenter, au lieu du vieux café cher à Courteline, le cybercafé récemment ouvert dans son quartier et de jouer à converser avec Internet au lieu de « faire une petite belote », le mot cybernétique est entré dans le langage courant. Que désigne-t-il ? Tout ce qui concerne le contrôle, la régulation non pas seulement dans la machine, mais aussi dans l'être vivant. Ai-je tort de me dire que je me mets en état de suivre votre itinéraire à partir du moment où j'ai compris qu'il y a un contrôle, une régulation, une communication internes à la cellule ?

Cette existence cybernétique intracellulaire, vous l'avez si intensément décrite que nous avons parfois l'illusion de vous accompagner dans un monde où l'allégresse et l'angoisse font bon ménage, où se confondent la logique et la passion.

Vous avez trente ans quand nous entrons avec vous dans la grande maison que Pasteur n'a pas quittée.

Docteur en médecine, vous redevenez étudiant : après deux certificats de licence, vous serez à trente-quatre ans docteur ès sciences. Vous avez gagné et justifié la confiance d'André Lwoff qui vous regarde un peu comme un père ; il a conquis la vôtre parce que, direz-vous, « la Science, pour lui, c'était charnel ». Le dialogue entre l'imagination et l'expérience a commencé ainsi : la transformation cellulaire par un virus appliquée au cas particulier de la bactérie. Mais déjà l'étonnement est au rendez-vous avec l'énigme, sa compagne. Soit un virus mangeur de bactéries. Fait-on en sorte que la cellule unique de la bactérie accueille ce virus ? Voici qu'il devient inactif. Il pourra certes être réactivé ; mais ce qu'il provoque, pour l'instant, c'est l'apparition d'un nouveau groupe de gènes de la bactérie.

1954 : quand s'ouvre une nouvelle phase, pourquoi ressentez-vous la joie laborieuse du vrai pastorien ? Parce que le maître, encore et partout présent, vous a inculqué ce précepte : ne t'enferme pas dans le silence du cabinet avec tes problèmes pour les interroger indéfiniment et les adjurer vainement de te répondre ; dès qu'ils sont bien posés, hâte-toi de les transposer en questions soumises à l'expérimentation, accueillies au laboratoire. La méthode appliquée par Pasteur à la rage comme au ver à soie, à la vigne comme au choléra, est-ce bien celle qui a permis avant vous d'établir qu'un acide, le fameux A.D.N., est la substance même des gènes et détermine l'hérédité ? Ce tournant dans l'étude du monde vivant vient d'être franchi ; les propriétés d'une espèce moléculaire ont métamorphosé la science de l'hérédité ; vous-même, dans votre thèse de doctorat brillamment soutenue, avez décrit l'altération de l'A.D.N. par certains composés chimiques, quand vous rejoint, sur la voie royale de l'expérimentation, un compagnon dont le nom mérite d'échapper à l'oubli : il s'appelle Élie Wollman ; son père et sa mère ont expié dans une chambre à gaz le crime d'être nés ; prolonger leurs recherches est la seule façon de les disputer à la mort ; les travaux que vous avez, durant près de quatre années, accomplis en commun ressemblent, selon vous, à un roman policier. Ne croyez-vous pas plutôt que votre microscope électronique observe alors une histoire d'amour ? Vous nous apprenez, en effet, l'existence chez le colibacille d'une différenciation sexuelle. Pourquoi ne pas appeler mâle celui qui se comporte comme un donneur de matériel génétique ? Pourquoi ne pas nommer femelle le receveur ? Pour reconstituer chacune des étapes de la vie du couple, vous ne reculez devant rien ; vous allez, par exemple, jusqu'à placer les partenaires dans un mixeur de cuisine dont l'objet initial était de préparer les purées offertes à l'appétit de vos jeunes enfants, pour ce que vous définissez pudiquement en latin comme un coïtus interruptus.

L'épreuve est dure, mais la peine ne sera pas perdue : la conjugaison bactérienne a cessé d'être un mystère pour devenir un outil, grâce auquel l'analyse de n'importe laquelle des fonctions de la bactérie devient possible. Pendant un bref moment, vous vous laissez aller à la jubilation ; mais le démon de la recherche ne tarde pas à vous ressaisir. Votre oreille l'entend murmurer : un outil est fait pour qu'on s'en serve.

Et voici la minute cruciale : Jacques Monod a besoin de vous pour pousser plus avant sa recherche ; vous avez besoin de Jacques Monod pour mettre à l'épreuve l'arme pacifique que vous avez forgée. Le sens profond de ce rendez-vous qui n'a rien d'une rencontre fortuite nous est implicitement révélé par un témoin en quelque sorte symbolique : Léon Szilard, qui est un des pères de la bombe atomique, comme Einstein, est tourmenté par les morts d'Hiroshima au point de délaisser ses travaux antérieurs pour se donner un autre avenir. En choisissant d'étudier les structures et les fonctions des acides constituants des noyaux de nos cellules et des protéines, ces substances dont la présence est constante dans tout ce qui respire, en bref des deux grands composés biologiques, un des concepteurs du véhicule de l'anéantissement offrait une revanche à la vie. Vous sentiez, sans vous le dire à voix haute, que votre inéluctable association avec Jacques Monod, comme votre collaboration initiale avec André Lwoff tirait de cette finalité tacite son éminente dignité. En l'an de grâce 1965, le jury du prix Nobel avait, dit-on, le choix entre quatre-vingt-cinq chercheurs de haute volée. Pourquoi fut-il unanime à couronner votre équipe ? La réponse va loin ; le texte qui la traduit est trop rarement cité ; il est bon d'en écouter l'exorde, accessible au commun des profanes. Il célèbre « la découverte d'un genre de gènes inconnus jusqu'ici, dont la fonction consiste à régulariser les autres gènes. Quelques-uns de ces gènes régulateurs émettent des signaux chimiques qui sont saisis par d'autres gênes régulateurs ». La suite de cette citation à l'ordre du savoir invite à emprunter les avenues nouvelles que vous avez percées, qu'il s'agisse de la « survie de la cellule dans des conditions variées » ou d'un « principe vital pour la stabilité et le développement des espèces ».

Comment est née cette nouvelle loi de l'hérédité (car telle est bien la portée de cette grande découverte) qu'on a nommée la régulation génétique ? Le jury du prix Nobel (lui toujours) vous a rendu personnellement justice en louant dans sa conclusion « la coordination des méthodes ». Cet euphémisme vous rappelle sans nul doute l'inoubliable minute de votre vie scientifique. « Il y a, disait Bergson, des instants qui durent une éternité. » La journée décisive de juillet 1958 avait mal commencé : une lassitude inhabituelle vous avait contraint à interrompre la préparation d'un important voyage outre-Atlantique. Une séance de cinéma allait-elle vous divertir ? Fort heureusement pour la biologie moléculaire, le film vous parut ennuyeux. L'orage intérieur saisit cette occasion pour éclater. Afin de le remercier, vous avez choisi les mots justes : « Et soudain, un éclair. L'éblouissement de l'évidence. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Contrairement à ce qu'on a cru trop longtemps, les gènes ne sont pas des structures intangibles, hors d'atteinte. On peut les activer ou les inhiber, les faire travailler ou les forcer au repos. »

Bien entendu, cette révélation, même s'il lui avait suffi pour jaillir d'une nanoseconde, était le fruit d'une lente et laborieuse conquête. Il nous est maintenant loisible d'en reconstituer les étapes.

À Jacques Monod, comme à vous, André Lwoff a indiqué une direction de recherche. Nous vous avons vu mettre la bactérie en présence du virus qui la dévore et peut lui accorder une trêve d'une durée imprévisible. Nous aurions pu voir Monod mettre la bactérie en présence du sucre, plus précisément du sucre de lait, aux prises avec les réactions provoquées ou accélérées par ces substances organiques solubles qu'on appelle des enzymes. Sexualité bactérienne, accouplement bactérien qui précède l'apparition des enzymes ; il y a des bactéries mâles et des bactéries femelles ; loin de se reproduire exclusivement par scissiparité, comme on l'a cru si longtemps, la bactérie peut être soumise à la loi commune qui régit la naissance et conséquemment la mort.

Car telle est bien, pour un profane, la signification profonde de « l'induction érotique », selon l'expression à première vue étrange dont vous usez pour rapprocher l'une de l'autre deux expériences distinctes, l'une sur les virus mangeurs de bactéries, l'autre (qui avait intrigué Jacques Monod pendant quinze ans) sur l'affrontement de la bactérie et du sucre de lait. « Même résultat, même conclusion (dites-vous, fort d'une conviction que vous ferez partager, non pas instantanément, mais très bientôt). Dans les deux cas, un gène gouverne la formation d'un constituant fondamental de la cellule vivante, qui bloque l'expression d'autres gènes. » Jacques Monod l'appelait « le redresseur ». Ce nom lui convient aussi bien quand il empêche la multiplication des virus. Il était donc logique que « l'éblouissement de l'évidence » vous ouvrit le chemin de Stockholm avec André Lwoff et Jacques Monod dont, en ce moment même, vous revoyez les visages.

Cependant la recherche est une phrase parsemée de virgules mais qui ne s'arrête jamais. Aussi n'avez-vous pas tardé à vous demander si le développement de l'embryon obéissait au même principe que la régulation bactérienne, sans jamais oublier que le temps des certitudes définitives est révolu. Est-ce à dire que toute la science se ramène au fameux principe d'incertitude ? En épousant votre pensée, on rencontre, au contraire, d'aveuglantes certitudes ; mais aucune d'elles n'est statique ; à force d'être dynamiques, on pourrait les croire fugitives.

Il est présomptueux, quand on n'est qu'un béotien, de commenter, fût-ce par la confession d'un rêve, une découverte dont l'ampleur ne peut être mesurée que par un savant. Je pousse cependant la témérité jusqu'à m'interroger sur un avenir que verront peut-être les yeux de nos enfants.

Le prix Nobel des trois « pastoriens » est encore tenu pour un prix de physiologie. Est-il interdit de croire qu'il pourrait bien, un jour, mériter pleinement son autre titre : prix Nobel de médecine ? Est-il inconcevable que la médecine préventive et la thérapeutique des maladies totalement ou partiellement héréditaires puissent, tôt ou tard, se révéler les grandes bénéficiaires de la biologie moléculaire et de la cartographie du génome humain ? J'ai eu le privilège de rencontrer Claudie-Andrée Deshaies, notre première cosmonaute ; j'ai constaté avec un joyeux étonnement que, plus elle se rapprochait des étoiles, moins son cœur s'éloignait des terriens. Médecin jusque dans les espaces infinis, elle semblait avant tout soucieuse de ramener sur sa planète natale des observations propres à tirer, des réactions d'un corps humain libéré de la pesanteur, un ensemble de conclusions qui accroissent les chances de guérison. Je me suis alors rappelé que le docteur Jacob était le confrère de la cosmonaute.

Le choix du jury suédois à peine connu, les cancérologues du monde entier furent les premiers à dire : merci. Parmi tous les témoignages recueillis, il ne vous déplaira pas d'entendre, une fois encore, celui qui vous est venu de Stockholm : « Si vos découvertes, a dit le professeur Moeller, n'ont pas conduit directement à des résultats pratiques, elles ont projeté une lumière entièrement nouvelle sur la formation des gènes et des cellules, donc permis d'étudier le mécanisme par lequel le cancer se déclenche. » Et la voix de Jacques Monod faisait aussitôt écho : « Cela ne veut pas forcément dire que nous aboutirons à une thérapeutique. Mais de quoi s'agit-il ? D'apporter une aide à la compréhension du cancer. » Après trois décennies, ce langage a-t-il vieilli ?

En somme, êtes-vous « un homme-un », comme le voulait Maurice Barrès ? Une même trame court-elle à travers toutes vos pensées ? Ce n'est pas sans étonnement que j'ai cru déceler le trait vraiment distinctif qui révèle votre singularité et la rend à tel point attrayante : partout, toujours, vous êtes et mettez en garde contre la tentation de la démesure ; vous n'avez peur que du juste courroux de la raison. L'année qui s'achève était en cours lorsque vous m'avez, à votre insu, livré votre secret. Les oreilles les plus fines, mais aussi les plus épaisses, venaient d'entendre un bêlement sans précédent ; pour la première fois était né un mammifère qui n'était pas un fruit de l'instinct, du plaisir ou de l'amour ; une brebis nommée Dolly mettait la multitude en émoi ; sans fécondation, un nouvel Adam allait-il voir le jour ? Déjà se répandait une sorte de grande peur, devant cette fille d'une cellule de mamelle qu'on avait transplantée dans un ovule privé de son noyau. Mais la fièvre serait vite tombée si nous avions connu l'opinion du biologiste qui a poussé le goût de la simplicité jusqu'à se surnommer « le bricoleur de l'évolution ». Tout ce que nous savons pour le moment, c'est que Dolly vous a conduit à introduire une ligne modificative au bas d'une page de votre dernier livre. Pour ma modeste part, je me suis laissé dire qu'il y avait eu un clonage réussi sur 277 tentatives. Certains se sont, en outre, demandé si, pour produire une brebis vivante, il n'avait pas fallu finir par avoir la chance de prélever sur la mamelle naturelle (si j'ose employer cet adjectif) une cellule jeune et indifférenciée, une de ces cellules souches qui servent au renouvellement des tissus. Il reste, même si cette hypothèse est retenue, qu'il s'agit bien d'une cellule prélevée sur un animal adulte, et non pas sur un embryon. Vous n'avez pas été téméraire en annonçant que l'ambition du vingt et unième siècle serait non seulement de déchiffrer mais aussi de transformer le monde.,

Faut-il pour autant avoir peur des progrès de la connaissance ? Le millénaire promis à notre descendance sera-t-il celui des apprentis sorciers ? La science-fiction répond oui ; d'une voix tranquille, vous pourchassez ses fantasmes. Pour le commun des mortels, le dédoublement de l'homme après celui de la brebis est un sujet de conversation effrayant et inépuisable. Pour François Jacob, la vraie question est plus rassurante : l'homme aura-t-il jamais le moindre intérêt à se dédoubler lui-même ? Vous possédez et pratiquez l'art de calmer les méninges que tant d'autres se plaisent à remuer. Et c'est sans aucune gêne que vous pouvez remercier vos émules d'outre-mer grâce auxquels l'embryologie dispose d'un outil sans doute angoissant mais précieux pour mieux comprendre les premiers instants de la vie. Ce jugement semble confirmé après que Polly a vu le jour ; peut-être pourrait-elle, grâce au gène humain qu'elle contient, devenir, usine vivante, productrice de médicaments.

Accueillerez-vous sans déplaisir le deuxième hommage qu'il me faut rendre à votre vertu majeure ? Il s'agit d'un aveu personnel : six pages de l'essai sur la diversité du vivant que vous avez intitulé Le Jeu des possibles m'ont conduit à reconnaître en vous le maître à réfléchir d'un homme public qui bat, à défaut d'autre mérite, le record de la longévité parlementaire. Écoutez-vous : « Il devrait être bien clair aujourd'hui qu'on n'expliquera pas l'univers dans tous ses détails par une seule formule ou par une seule théorie... Toute théorie de quelque importance risque d'être utilisée de manière abusive et de déraper vers le mythe... À être utilisée sans discernement, elle perd son utilité et devient un discours vide. » Après quoi, vous vous en prenez notamment aux « fanatiques », parce qu'ils ne savent pas « repérer cette frontière subtile qui sépare une théorie heuristique (en d'autres termes propice à la découverte) d'une croyance stérile ; une croyance qui, au lieu de décrire le monde réel, peut s'appliquer à tous les mondes possibles ».

Ce qui donne tout son prix à votre mise en garde contre le dérapage de la théorie vers le mythe, c'est qu'elle vise indistinctement deux cibles : la doctrine politique que ses adeptes présentent comme un remède universel, et la doctrine scientifique que ceux qui l'ont confisquée transforment en réponse à toutes les questions, y compris à celles qui ne sont pas encore posées. Les exemples que vous invoquez pour illustrer votre argumentation vous ont été indifféremment suggérés par votre double expérience, celle du savant et celle du citoyen.

Quand vous lisez Karl Marx, vous ne refusez pas à ce photographe implacable des cruautés de l'âge industriel le mérite d'ajouter une méthode à l'étude illimitée de l'évolution des sociétés humaines : vous ne reconnaissez pourtant ni au marxisme le pouvoir d'arrêter l'histoire à force de la simplifier, ni à certains marxistes le droit de dépeindre le stalinisme comme un visa de transit vers l'hypothétique félicité des générations futures.

Quand, après Marx qui n'avait rien de freudien, vous lisez Freud, qui n'avait rien de marxiste, vous ne vous interdisez pas d'apprécier à sa juste valeur l'investigation dont le but est de ramener à la conscience les sentiments obscurs ou refoulés ; mais vous ne serez jamais de ceux qui s'acharnent, avec l'énergie du désespoir, à « rationaliser l'irrationnel » pour le contraindre à tout expliquer, jusqu'à l'aspect le plus visible de n'importe quelle attitude. Le signe le plus révélateur et le plus louable de votre aversion vigilante à l'égard des panacées me paraît être cependant la scrupuleuse insistance avec laquelle vous dénoncez l'usage abusif du darwinisme. C'est Charles Darwin et la vigueur de sa vraie pensée que vous défendez quand vous ne craignez pas de répéter que la sélection naturelle rend compte de l'évolution du monde vivant, mais qu'elle n'est pas un modèle, surtout pas un modèle universel. Le cosmos évolue, et la culture aussi, la chimie évolue, et les idéologies aussi, la physique évolue, et les sociétés aussi. Mais vous nous incitez à nous demander non sans effroi où nous allons si nous cédons à la tentation d'appliquer sans discrimination à tous les types d'évolution le même système de sélection. L'évolution culturelle ne se prête pas à la même étude expérimentale que l'évolution chimique. L'ombre de Darwin vous remercie de nous avoir défendu de faire du darwinisme l'alibi scientifique dont toutes les tyrannies ont besoin pour justifier les inégalités qui servent d'excuses aux persécutions et les persécutions qui finissent en génocides. Mais la troisième des illustrations de votre vertueuse prudence que je tenais à célébrer est celle qui se rattache à la métaphysique, donc à l'essentiel. Vingt années se sont écoulées depuis cette nuit de 1977 pendant laquelle je préparais un cours intitulé : « De la molécule à l'antidestin. » Je revois le cahier sur lequel j'ai griffonné trois mots, non sans les faire suivre d'un point d'interrogation : « Monod ou Jacob ? » Je venais de lire deux textes que je m'étais procurés en les croyant, a priori, complémentaires. Ils m'apparaissaient maintenant comme inconciliables.

Le 7 mai 1965, vous aviez achevé votre leçon inaugurale du Collège de France par ce constat qui ne préjugeait rien : « Nous ignorons encore totalement le langage moléculaire du système nerveux, le code dans lequel est chiffrée la mémoire. » Et vous poursuiviez : « La connaissance de structures et l'intelligence de mécanismes suffiront-ils à la description de processus aussi complexes que la pensée ? Y a-t-il une chance de préciser un jour dans le langage de la physique et de la chimie la somme des interactions d'où jaillissent une pensée, un sentiment, une décision ? Il est permis d'en douter. » Deux ans et demi plus tard, le 3 novembre 1967, dans une chaire voisine du même Collège de France, Jacques Monod consacre la partie la plus audacieuse de sa première leçon à la répudiation de votre doute. Il prend certes comme point de départ la découverte de certaines protéines dont la structure est telle qu'elles peuvent mettre en relation les uns avec les autres des corps entre lesquels aucun échange n'aurait lieu et qui resteraient dépourvus de toute affinité chimique s'ils étaient livrés à eux-mêmes. Mais la probité intellectuelle qui rendait fascinante la proverbiale intransigeance de Jacques Monod lui interdit de présenter comme le fruit d'une expérimentation les assertions qui vont suivre : « Ma foi dans l'unité du monde vivant serait déçue si le système nerveux central de l'homme n'utilisait pas ce noyau de communication moléculaire. » Où veut-il en venir ? L'hypothèse va relayer la foi, sans altérer l'honnêteté du vocabulaire : « Supposons, écrit Monod, cette spéculation vérifiée. Aurions-nous alors le droit de dire que nous connaissons le rapport physique ultime de la pensée, de la conscience, de la poésie, des idées politiques ou religieuses, comme celui des projets les plus nobles et des ambitions les plus basses ? Oui, certes, nous devrions dire que tout cela, tous ces êtres qui nous habitent sont, en effet, contenus, inscrits dans les déformations géométriques de quelques milliards de petits cristaux moléculaires. » Et Jacques Monod qui redoute souvent de ne pas aller assez loin n'hésite pas à renchérir: « Nous devrions le dire, comme nous devrions reconnaître que les œuvres de Racine sont écrites dans le livre que voilà et celles de Shakespeare dans tel autre. » Ce contraste frappant entre votre circonspection et sa témérité n'enlève rien au précieux bonheur de votre travail commun, à la valeur éminente de votre gloire partagée. Pour Monod comme pour Jacob, la physique codifie le fatal, la biologie codifie le possible, la biologie moléculaire s'exprime et s'analyse comme un dialogue incessant du fatal et du possible.

Pour lui comme pour vous, la « pierre philosophale » de la biologie est l'A.D.N. ; le fameux ange gardien de l'hérédité. Pour lui comme pour vous, les êtres vivants se distinguent des objets et des systèmes non vivants par leur aptitude à reproduire des structures de complexité croissante. Pour lui comme pour vous, la logique du vivant ressemble à une analyse de texte et le gène à une phrase de quelques milliers de signes, commencée et terminée par une ponctuation.

Mais, si vous êtes d'accord sur ce que vous appelez parfois « les franges poétiques » de votre pensée, la controverse indirecte et pourtant explicite qui oppose l'une à l'autre vos deux leçons inaugurales du Collège de France n'en reste pas moins saisissante. Comment ne pas s'étonner d'emblée d'un apparent illogisme ? Celui qui juge pour le moins improbable que le jaillissement de la pensée ou du sentiment puisse jamais être précisé dans le langage de la physique et de la chimie est le savant qui ne sort pas un instant des limites de son laboratoire et s'en tient aux méthodes de l'expérimentation ; en revanche, celui qui jure le contraire, qui dénie toute spécificité au système nerveux central de l'homme, donc au royaume des idées et de la connaissance, qui refuse d'admettre qu'une pensée ou un sentiment transmissible soit un être autonome, est un savant qui a pris provisoirement congé de la science pour s'en remettre à un acte de foi. En somme, Monod s'adresse à l'unité du monde vivant comme Teilhard de Chardin s'adresse à Dieu. Marcelin Berthelot disait : « Nous nous sommes délivrés du mystère » ; moins péremptoire, Jacques Monod voulait désespérément pouvoir en dire autant. C'est, par contraste, au bord du mystère que, pour lui faire sa juste part, s'arrête votre agnosticisme. Par respect pour la science ? Sans nul doute. Mais permettez-moi d'ajouter : par égard pour le surnaturel.

Cependant, ne me soupçonnez pas de chercher, en vous prenant au mot, à vous entraîner au-delà des mots ! En marge de votre pensée, je n'écrirai pas même la prudente formule de Jean Guitton : « Une rencontre entre la science et la foi, pourquoi pas ? » Je préfère, encore et toujours, vous écouter sans vous interrompre en sachant tout ensemble que vous ne me décevrez pas et que vous ne ferez pas écho au beau cri de Victor Hugo : « Eh bien non ! Je choisis l'ignorance étoilée ! » Cet alexandrin, me risquerai-je à le traduire ainsi dans notre prose : les constituants de la vie, acides nucléiques et protéines, d'où procèdent-ils ou de qui ?

Je n'étais pas déçu quand j'ai achevé la lecture de votre dernier livre (le dernier jusqu'à présent) : les premières pages m'avaient expliqué pourquoi notre condition est inexorablement liée à l'imprévisible ; vous vous accommodez de ce constat contrairement à Einstein qui ne se résignait pas à voir la physique quantique calculer la probabilité de la dissolution d'une particule instable dans la nanoseconde qui va suivre, sans être capable de transformer ce calcul en prédiction. Mais, quand vous parvenez à la phrase finale de La Souris, la mouche et l'homme, vous prenez, pour ma plus grande joie, le risque d'avancer une prophétie : « Le siècle qui se termine s'est beaucoup occupé d'acides nucléiques et de protéines. Le suivant va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. » À chacun ses souvenirs, à chacun ses désirs. Pourquoi ce portrait anticipé de notre descendance m'a~t-i1 enchanté sans m'étonner vraiment ? Parce que votre ouvrage le plus récent m'a rappelé ce passage révélateur et précieux de votre ouvrage le plus ancien, parce que jamais je n'avais oublié le regard personnel que jette sur l'évolution l'auteur de La Logique du vivant : « On peut voir (nous disiez-vous alors et déjà) dans la même collection d'objets une population d'individus qui ne sont jamais exactement identiques. Chaque membre du groupe prend ainsi un caractère unique. Il n'y a plus un modèle auquel se référent tous les individus... Le type moyen n'est plus qu'abstraction. Seuls ont une réalité les individus avec leurs particularités, leurs différences, leurs variations. »

Cette rencontre, cette jonction, de l'évolutionnisme et du personnalisme aurait comblé d'aise le romancier des Forêts de la nuit. Lors de notre dernier entretien, le cher Jean-Louis Curtis m'a remercié d'avoir, dans un colloque sur Bergson, invoqué Claude Bernard qui, sous une forme propre à son siècle, a, comme vous, revendiqué pour l'homme le droit à la particularité : « On ne ramènera jamais les manifestations de notre âme aux propriétés brutes des apparents nerveux, pas plus qu'on ne comprendra par les seules propriétés des bois et des cordes du violon la suavité de la mélodie. »

Est-ce à dire que l'auteur de 1'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale figurait, avec Darwin et Pasteur, parmi les maîtres dont vous ressentiez, à Stockholm, un certain grand jour, la présence invisible et tutélaire ? Votre père eut le privilège mérité (qui ensoleilla ses dernières années) d'être là quand vous fut remise votre part de prix Nobel. Mais nous savons que, derrière vos yeux, revivaient vos plus chers disparus : l'oncle médecin débonnaire et bourru, le grand-père général à quatre étoiles, le petit jockey tombé à Bir Hakeim qui avait cru dire au revoir à la France en la regardant s'éloigner sur le pont du navire nous emportant vers la voix du 18 juin, le compagnon par excellence dont vous avez tout fait (quatre ans plus tard en Normandie) pour partager l'injuste agonie, tous ceux dont les vies brisées ne cesseront jamais de vous consterner et qui pourtant vous ont conduit à la certitude que la bonne façon de les aimer était de susciter des vies nouvelles.

Cependant les six mots que voudraient vous redire, au moment où vous nous faites l'honneur de nous rejoindre, les disciples que Pasteur accueillit avec vous dans son Institut et les volontaires que Leclerc entraîna comme vous dans son combat, seule la voix maternelle qui ne s'était jamais tue pouvait, ce grand jour-là, les murmurer, tout près de votre oreille : « François, je suis fière de toi. »

 

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