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Publié par collectif-litterature

attente du soirUne chronique de Jacques.

 

Il est des livres qui marquent plusieurs générations en imprimant leur histoire dans la mémoire collective des lecteurs. Qui pourrait oublier le petit prince et certaines de ses phrases, devenues depuis plusieurs décennies des symboles universels de l’amitié et de l’amour : « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux », ou bien encore « tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. » ?

Je ne sais pas si l’attente du soir, de Tatiana Arfel, connaitra le destin du conte de Saint-Exupéry. Ce qui est sûr, c’est que ce roman s’inscrit dans la lignée des grands textes allégoriques qui ont le pouvoir magique de susciter les rêves et développer nos imaginaires. Ce roman, qui est aussi un conte, est aussi exigeant dans les thèmes qu’il développe que riche dans l’écriture poétique hors normes qu’il met en œuvre pour y parvenir. Fuyant le réalisme et les contingences de notre monde moderne, il aborde des thèmes aussi universels que le pouvoir de l’art dans notre vie quotidienne, la construction de la personnalité dans l’enfance, la puissance des sens, la force des émotions…

Il est découpé en trois parties, intitulées un plus un plus un, puis deux plus un, et enfin trois, qui sont des références aux trois personnages principaux : Giacomo de Obaldia, directeur d’un petit cirque familial, orchestrateur symphonique de parfums, dresseurs de caniches et marchand de rêves, la femme grise nommée aussi Mlle B., une femme « éteinte de l’intérieur » qui est si transparente qu’elle n’existe pas dans le regard des autres et particulièrement dans celui de sa mère, et enfin le môme, enfant sauvage qui devient un peintre de génie.

 

Ces trois personnages, qui n’ont tout d’abord aucun lien apparent, nous sont présentés dans la première partie du roman, et  nous découvrons dans les deux dernières parties l’histoire des liens complexes qui vont, au fil des jours, se tisser entre eux.

 

Giacomo et le môme sont deux artistes qui vivent leur art avec intensité. La scène du cirque est pour Giacomo le moteur de sa vie, ce qui la justifie. D’ailleurs il se sent vieux en permanence, sauf quand il est sur scène, des moments qui sont, nous dit-il, « (…) les seuls qui comptent. Tant il est vrai que la vie est un songe et que nous savons, au cirque, que la vie est dans nos rêves, nos numéros, et pas ailleurs, dehors. Nous savons que nous n’imitons pas la vie mais que c’est elle qui est un reflet, parmi d’autres, de notre représentation du soir ».

 

Quant au môme, pendant une grande partie du roman il ne parle pas. Il se contente d’aboyer, comme son seul compagnon éphémère, un petit chien trop vite mort. Puisque les mots lui sont étrangers, les couleurs vont devenir ses seuls repères. Les couleurs et les formes, les formes imaginaires de ses rêves et de son passé, de cette toute petite enfance dont il n’a pas de souvenirs. Pourquoi peint-il ? Giacomo nous donne sa réponse : « C’était peut-être là la justification de son existence : apaiser les souffrances des âmes abandonnées, trompées, mises au rebut : couvertes de l’épaisse poussière de l’indifférence du monde».

 

Tout comme Giacomo, le môme est un miroir du monde, il le restitue, l’embellit, le magnifie. Alors que la femme grise est transparente, n’accroche pas le regard de ceux qu’elle croise, devient invisible pour eux, le môme absorbe et restitue des formes, des couleurs et ce faisant révèle la face cachée (parfois à eux-mêmes) de l’âme de ceux qu’il représente. Ainsi avec la vieille Llouba, qui reçoit son portrait dans lequel elle est « lissée et rallumée de l’intérieur » comme elle recevrait « un baiser à l’intérieur du cœur ». La peinture pour Tatiana Arfel n’est pas seulement un langage qui remplace les mots, mais elle est aussi capable de transfigurer l’âme de ceux qui la vivent, la créent, la reçoivent.

Un autre thème abordé par le roman est celui de notre rapport au monde, la façon dont nous le recevons par nos sens. Le cirque est ici le lieu privilégié de l’exacerbation des sensations, de celles qui produisent sur les personnages un effet magique, les relient à l’enfance ou à ce qui leur était encore caché, qu’ils n’osaient parfois pas exprimer. Ainsi, la femme grise croit-elle en entrant dans le cirque « retrouver un endroit connu depuis longtemps et que pourtant [elle]n’avait jamais visité ». Alors que, nous dit-elle, « je n’ai jamais vraiment su décrire les couleurs », elle va être accrochée puis séduite par les couleurs du cirque « en sourdine, discrètes et enveloppantes, (…) des couleurs qui fondaient tout, gommaient les contours rêches de mes idées de plomb, (…) des couleurs qui vous parlaient à l’oreille ».

Les odeurs et les sons participent aussi à la magie du moment, « partout l’odeur du sucre, des rangées de sucre d’orge multicolores flottant sur chaque gradin, des enfants impatients, et par-dessus tout ça une drôle de musique, assez triste, avec du violon et des cymbales aigrelettes ».

Le trouble qui est le sien à travers le bouleversement de ses sens va être accentué à la fin de la représentation par la découverte sur le bord de la piste d’un tableau qui la renvoie à une période ancienne et noire de sa vie. Pourquoi ce tableau la trouble-t-il autant ?

Le vieux Giacomo, avec son art de maîtriser les saveurs, les odeurs et la parole, est celui qui va réunir les deux personnages si dissemblables que sont le môme et Mlle B. Après avoir apprivoisé l’enfant comme le petit prince le fait avec le renard, il va faire de même avec la femme grise grâce à la magie du cirque, à ses couleurs, ses odeurs, sa musique. Giacomo est celui dont l’art magnifie le monde, lui donne un sens, il est le passeur de liens entre les différents personnages, celui qui permet à chacun de trouver sa voie. Et c’est un des autres thèmes du roman : comment la communication entre les êtres peut-elle passer par les sensations autant que par les mots?

Giacomo utilise les couleurs, les formes et la peinture pour apprivoiser le môme. Maître des odeurs, il va utiliser celles-ci avec toute sa science et tout son art, pour apprivoiser aussi la femme grise : « j’ajoutai quelques essences de rose et de jasmin, qui savent vous bercer et alléger le corps comme s’il était un arbre pliant au vent du matin. Je n’attendis que quelques secondes. Quand les odeurs lui parvinrent, sa poitrine et sa nuque frémirent tout doucement, ses yeux réintégrèrent leur place et un deuxième sourire s’extirpa de ses yeux fatigués ».

Enfin, ce qui court en filigrane dans tout le livre, c’est la question de l’éducation et des rapports parents-enfants. Alors que Giacomo a eu des parents aimants, qui lui ont permis de s’épanouir librement dans sa passion du cirque, le môme et Mlle B. ont été rejetés dans leur petite enfance. Pire, ils n’ont pas été regardés et nous comprenons que la haine eut été moins destructrice que l’absence de regards. Comment se reconstruire, ou plutôt se construire, après avoir été nié jusque dans son existence dans cette enfance où la personnalité se forme, se forge, se structure ? Tatiana Arfel nous apporte une réponse possible : l’art peut y aider, mais aussi des passeurs de liens comme Giacomo, des humains qui sont prêts à écouter, à comprendre, à insuffler du sens. Alors la peur peut s’estomper, le fil va se renouer.

C’est ainsi que le môme comprend que sa mère a toujours été là avec lui, même s’il ne le savait pas : «Immobile dans son fauteuil quand il était un tout petit. Dans les yeux suppliants du petit chien brun avant de mourir : les mêmes qu’elle. Dans la gentillesse de Moïra et dans ses larmes quand on a voulu l’enlever pour le mettre dans la maison-cube d’accueil. Dans la retenue d’Ismaëla qui n’ose jamais vraiment s’approcher de lui, elle non plus. Dans l’ombre de toutes les peintures grises. Dans la gentillesse bourrue de Barnie. Dans les chansons déchirées du très grand maigre. Là, là, elle est toujours là ».

 

La richesse de ce livre est telle qu’il se prête à des interprétations multiples : plus que pour d’autres romans il y aura autant de lectures que de lecteurs, et je n’ai fait ici, dans cette brève chronique, qu’effleurer, survoler  certains  de ses thèmes.  

Force des personnages, profondeur de la réflexion, subtilité des rapports humains, écriture vibrante et précise, tous ces éléments rendent ce roman inoubliable.  Merci à Tatiana Arfel de nous avoir permis d’entrer ainsi dans cet univers unique, qui fait frissonner notre imaginaire et stimule notre réflexion. Un coup de maître !

 

Jacques, (lectures et chroniques)

 

A lire : la chronique d’Albertine sur l’attente du soir. 

 

L’attente du soir
Tatiana Arfel
Editions José Corti
325 pages
19,25 €

 

Présentation de l'éditeur

Ils sont trois à parler à tour de rôle, trois marginaux en bord de monde. Il y a d’abord Giacomo, vieux clown blanc, dresseur de caniches rusés et compositeur de symphonies parfumées. Il court, aussi vite qu’il le peut, sur ses jambes usées pour échapper à son grand diable noir, le Sort, fauteur de troubles, de morts et de mélancolie. Il y a la femme grise sans nom, de celles qu’on ne remarque jamais, remisée dans son appartement vide. Elle parle en ligne et en carrés, et récite des tables de multiplications en comptant les fissures au plafond pour éloigner l’angoisse. Et puis il y a le môme, l’enfant sauvage qui s’élève seul, sur un coin de terrain vague abandonné aux ordures. Le môme lutte et survit. Il reste debout. Il apprendra les couleurs et la peinture avant les mots, pour dire ce qu’il voit du monde. Seuls, ces trois-là n’avancent plus. Ils tournent en rond dans leur souffrance, clos à eux-mêmes. Comment vivre ? En poussant les parois de notre cachot, en créant, en peignant, en écrivant, en élargissant chaque jour notre chemin intérieur, en le semant d’odeurs, de formes, de mots. Et, finalement, en acceptant la rencontre nécessaire avec l’autre, celui qui est de ma famille, celui qui, embarqué avec moi sur l’esquif ballotté par les vents, est mon frère. On ne cueille pas les coquelicots, si on veut les garder vivants. On les regarde frémir avec ces vents, dispenser leur rouge de velours, s’ouvrir et se fermer comme des cœurs de soie. Giacomo, la femme grise, le môme, que d’autres ont voulu arracher à eux-mêmes, trouveront chacun dans les deux autres la terre riche, solide et lumineuse, qui leur donnera la force de continuer.

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