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Lectures et chroniques...

Chroniques portant sur des polars, mais pas seulement. Vous y trouverez aussi quelques entretiens avec des auteurs. Blog de Jacques Teissier

Mais l'enfant qu'est-il devenu...(Polar, chapitre 18)

Installée à Montpellier depuis déjà deux mois, Diva connaissait maintenant assez bien l’agglomération pour guider Ferdinand jusqu’au parking du commissariat par les voies les plus rapides.  À cette heure-ci, ses collègues de la brigade étaient réunis pour faire le point sur le travail du jour et elle n’avait aucune envie de les croiser, c’était vrai même pour le commandant Fucci qui s’apprêtait à partir à la retraite et que pourtant elle appréciait. Quand à Averell... il était inutile de lui en parler ! Dans une demi-heure le commissariat serait plus tranquille et elle proposa à Ferdinand d’attendre ce moment en allant prendre un café au bar du Musée, situé à deux cents mètres du parking, à proximité du musée Fabre. Elle s’y rendait au moins une fois par jour avec David et plusieurs flics de la brigade s’y retrouvaient également pour leur casse-croûte de midi lorsqu’ils avaient le temps. C’était leur cantine et leur lieu de relaxation lorsque le boulot avait été trop stressant.

 

Une table était libre sur la droite de la porte et elle s’assit sur la longue banquette placée contre le mur. De son côté, Ferdinand se précipita aux toilettes après avoir déposé sa sacoche sur la table. Malika, toujours aussi brune et plantureuse, occupée avec des commandes lui lança de loin : « bonjour, ma belle, tu es déjà revenue ? » et, sans attendre la réponse, elle s’engouffra dans la deuxième salle avec son plateau. Diva se souvint lui avoir dit qu’elle passerait sa semaine de congés dans les Cévennes. Malika devait se demander pourquoi elle avait changé d’avis.

 

Au fil des mois, la patronne du BDM – le nom qu’ils donnaient tous au bar du Musée – était devenue une « presque copine », la seule qu’elle avait à Montpellier, ce qui n’avait rien d’étonnant vu sa nature peu liante, que ce soit avec les mecs ou les nanas. Cette caractéristique de sa personnalité la plaçait la plupart du temps dans une situation de solitude difficile à vivre, mais il lui était impossible de changer. Elle avait pourtant essayé, mais toujours vainement.

 

Si Diva considérait que Malika était une « presque copine », elle savait que la réciproque n’était pas forcément vraie. Elles n’avaient jamais échangées de confidences intimes comme le faisaient les filles qu’elle avait pu connaître dans le cours de ses études. Sauf exceptions,  qui étaient de façon surprenante de plus en plus fréquentes ces derniers temps, les discussions avec Malika restaient suffisamment neutres et  générales dans les sujets abordés pour éviter toute implication affective ou  trop personnelle.  Elle se disait qu’elle n’était probablement pour elle qu’une cliente sympa avec qui elle pouvait tailler le bout de gras quand la clientèle se faisait rare. Mais pour elle, Malika était la fille qui se rapprochait le plus d’une copine que, par tempérament, elle n’aurait sans doute jamais.  

 

 Elle pensa à Véro, sa mère.  En temps normal, celle-ci l’appelait deux fois par jour. Pour rien, juste histoire de parler. Là, avant de partir pour Sauvagnac, Diva lui avait dit que l’endroit où elle se rendait était paumé et le réseau inexistant. « Inutile d’essayer de me joindre, c’est moi qui t’appellerais », avait-elle ajouté avec soulagement. Ne plus être sollicitée au téléphone plusieurs fois par jour, y compris pendant son temps de travail, ça lui ferait de vraies vacances ! Naturellement, si Véro  l’avait compris, elle aurait été ulcérée de tant d’ingratitude. Quand son portable sonna et qu’elle vit son nom s’afficher, elle faillit dans un premier temps ne pas répondre. Puis elle changea d’avis. Après tout, elle pouvait en profiter pour l’interroger sur Ferdinand. Pour la première fois, il lui venait à l’esprit qu’il pouvait avoir une certaine notoriété comme poète, et elle savait que si c’était le cas, Véro le connaitrait, au moins de réputation.

 

Éditrice chez Gallimard depuis vingt-cinq ans, celle-ci avait une connaissance  encyclopédique du monde littéraire français et plus particulièrement parisien. Un monde étranger à celui de Diva, dont les goûts étaient éloignés de la littérature et qui de façon générale lisait peu de romans, mis à part quelques romans historiques, le seul genre qui trouvait grâce à ses yeux. Pour autant, la lecture de l’un d’eux pouvait lui prendre plusieurs semaines. En cas d’insomnie, certains lui servaient de soporifiques, malheureusement non remboursés par la sécu : quand elle se réveillait au milieu de la nuit et craignait de ne pouvoir se rendormir, ce qui était fréquent, elle prenait le roman en cours et  infailliblement, selon un temps qui variait de dix minutes à une demi-heure, ses paupières s’alourdissaient. Au moment où le livre retombait sur sa poitrine et la réveillait, elle éteignait sa lampe de chevet et sa nuit de sommeil pouvait ainsi se poursuivre.

 

La lecture-passion n’était donc pas un élément qu’elle avait en commun avec Véro, dévoreuse de livres autant que dévoreuse d’hommes. D’ailleurs, de points communs avec sa mère, elle en avait peu. Et même aucun, si elle y réfléchissait. En tout cas, beaucoup moins qu’avec son père.

 

Paradoxalement, au milieu de cette indifférence à la littérature, la poésie trouvait grâce à ses yeux. Quelques grands noms de poètes classiques découverts au lycée, puis au hasard de ses rencontres, lui avaient donné l’envie d’apprendre de nombreux poèmes. Sa mémoire exceptionnelle lui permettait de les retenir sans peine et elle éprouvait autant de plaisir à les mémoriser qu’à se les réciter pendant certains moments de solitude. Elle ne sortait pas des grands classiques : Aragon, Apollinaire,  Verlaine et même Hugo faisaient partie de ses favoris. Rimbaud l’accrochait moins, elle le trouvait surfait et elle ignorait superbement les poètes contemporains, qu’elle n’avait jamais eu l’occasion ni le désir de découvrir. Jusqu’à sa rencontre avec Ferdinand, qui piquait sa curiosité.

 

Elle dut expliquer à Véro qu’elle venait d’arriver à Montpellier depuis une heure à peine, un boulot urgent à terminer, ensuite elle repartait vers la Lozère pour y passer le reste de ses vacances avec David.

 Pendant son séjour à Montpellier un mois plus tôt, Véro s’était entichée de David à qui elle trouvait toutes les qualités, y compris celles que, de toute évidence, il ne possédait pas. En plaisantant, elle avait même dit à Diva que si elle avait eu quelques années de moins, elle le lui aurait bien piqué. « Et même maintenant, après tout », avait-elle ajouté, avant de poursuivre par un : « peut être aime-t-il les couguars ? ».

Connaissant la vie sentimentale et sexuelle agitée de sa mère, aussi bien pendant son mariage qu’après son divorce, Diva s’était demandé sur l’instant si elle était sérieuse. Elle avait fini par conclure que Véro en serait capable si les circonstances le lui permettaient, la concurrence avec sa fille serait même un stimulant plutôt qu’un frein. Pour l’instant, elle trouvait génial que sa fille et David aient une liaison. Diva, naturellement, se gardait bien de donner des détails précis sur la nature de cette liaison, et faisait comme si tout était simple entre David et elle...

–        Véro, je suis venue à Montpellier avec David et un type qui vit à Paris, un poète qui va rester quelque temps dans les Cévennes. Je sais qu’il est publié, et je crois qu’il est connu. Je me suis demandé si tu n’aurais pas entendu parler de lui.

–        Il s’appelle comment, ton poète ?

–        Ferdinand de Vernarède. Je sais, ça fait pseudo, mais je n’y peux rien, c’est son vrai nom, enfin je le crois.

–        Nounouche, tu te moques de moi ? Ne me dis pas que tu es ignare à ce point ?

 

Diva détestait ce surnom débile que sa mère s’obstinait à lui donner malgré ses protestations, et le qualificatif d’ignare lui resta en travers de la gorge. Elle préféra se taire pour ne pas allonger la discussion, mais soupira assez fort pour que Véro l’entende. Sans dire un mot, elle attendit que sa mère poursuive.

–        Vernarède est un des plus grands poètes français contemporains. Il est aussi connu qu’Yves Bonnefoy ou Jacques Réda !  

–        Désolée, mais si j’ai vaguement entendu parler de Jacques Réda, ton Bonnefoy  ne me dit rien. Je te signale que j’ai fait du droit, pas des lettres modernes.

–        Je sais, mais quand même ! Le recueil le plus connu de Vernarède, Divergences perfides, a été mis au programme de l’épreuve de français du bac de 2006 ou 2007, je crois.

–        À cette date, j’avais passé le bac depuis déjà trois ans, c’est normal que son nom me soit inconnu.

–        En tout cas, il est invité un peu partout dans le monde pour faire des conférences sur la poésie et de nombreux travaux universitaires ont été réalisés sur son œuvre. Je l’ai croisé plusieurs fois dans des salons, et c’est vraiment un personnage hors normes, imprévisible et capable de toutes les folies. Mais dis-moi, qu’est-ce qu’un type pareil fait dans votre trou cévenol ?

–        Je n’en sais rien, il reste très discret, mais il loge chez nous, enfin... chez la grand-mère de David. Tu sais, il a écrit un poème sur moi. Il nous l’a lu hier, et il est magnifique. Il prétend être amoureux de moi, alors qu’il ne me connait même pas !

–        Tu m’en diras tant ! Un poème de Ferdinand de Vernarède sur ma fille... étonnant tout de même.

–        Étonnant que je puisse être l’inspiratrice d’un poète reconnu ? Merci Véro, je n’en attendais pas moins de toi.

–        Nounouche, tu sais bien que ce n’est pas ce que je voulais dire ! En tout cas, s’il publie ce poème, c’est la notoriété assurée pour toi dans les décennies à venir... Mais méfie-toi de lui, il a une réputation sulfureuse, surtout vis-à-vis des femmes.

–        Bah, ça veut dire quoi « réputation sulfureuse » de nos jours ? Tu es bien placée pour savoir que dans ce domaine la société a évoluée !

 

Elle vit que Ferdinand sortait des toilettes et ne laissa pas à sa mère le temps de répliquer.

–        Véro, je dois te laisser. Il arrive et je ne voudrais pas qu’il sache que je parle de lui. Bises !

Elle raccrocha à l’instant où Ferdinand s’asseyait à la table. Malika s’approcha d’eux, jeta un coup d’œil en direction de Ferdinand, fit la bise à Diva et lui lança :

–        Ça va, ma Diva ? Tu es venue avec ton grand-père ?

 

Ferdinand se releva d’un bond avant que Diva ait le temps de répondre :

–        Écoutez-moi, jeune dame, je ne suis pas le grand-père de Diva, je suis son frère jumeau. Mais contrairement à elle, j’ai beaucoup souffert et les épreuves terribles que j’ai traversées ont buriné mon beau visage jusqu’à le faire paraitre un tantinet plus vieux qu’il ne l’est en réalité. Mais si vous nous observez attentivement, vous verrez que Diva et moi nous nous ressemblons trait pour trait.

 

Malika avait pris la mesure du personnage et répondit avec un sourire narquois.

–        Je suis désolée, mais la ressemblance ne saute pas aux yeux. Même en sachant que vous êtes frère et sœur, je persiste à trouver le visage de Diva plus agréable à regarder que le vôtre. Comment expliquer ça ?

–        À mon avis, c’est lié à votre orientation sexuelle. Si vous étiez hétéro, vous ne pourriez pas résister à mon charme et à mon charisme.

–        Bon, j’en parlerai à mon mari. Peut-être que lui, de son côté, succombera à votre pouvoir de séduction. En attendant, que désirez-vous boire ?

 

Ferdinand se mit à rire, s’assit et commanda un café. Diva se dit que c’était une habitude pour lui de rire, pour décompresser dans les situations délicates, même si celle-ci ne l’était pas vraiment. Elle demanda aussi un café et Malika les leur apporta dans la foulée.

 

Maintenant qu’elle pouvait le situer socialement, elle portait sur Ferdinand un autre regard, le trouvait plus impressionnant. Pourtant, c’était bien le même homme, qui n’avait pas changé d’un iota depuis l’appel de Véro. « Pourquoi cette différence d’appréciation ? » se demanda-t-elle. Elle se dit que le regard admiratif que ses nombreux lecteurs posaient sur lui, dans tant de pays du monde, devait fonctionnait comme une sorte de mécanisme de transfert, du genre « si tant de gens apprécient cet homme et que celui-ci s’intéresse à moi, c’est que je mérite moi aussi une part de cette admiration qu’ils lui portent ». Si c’était le cas, cette modification de sa perception du poète n’avait rien très glorieux. « Mais après tout, c’est sans doute un comportement très humain », se dit-elle. Et ça la rassura.

 

Elle était assise sur la banquette de skaï rouge, plutôt confortable. Ferdinand s’était placé de l’autre côté de la petite table carrée, dont la surface était en authentique faux marbre et il avait sa tasse de café à la main lorsqu’il pencha son buste vers elle afin de lui parler discrètement.

–        Diva, j’aimerai en savoir davantage sur toi. Serais-tu d’accord pour te confier ? Contrairement aux apparences, je sais écouter, et je suis aussi capable de rester discret sur les confidences qui me sont faites.

–        Pourquoi pas ? Mais je ne me confierai que si c’est réciproque.

–        J’y suis prêt. Je jouerai le jeu, ça me fera même plaisir.

–        Si je peux me permettre une remarque préalable, tes déclarations d’amour enflammées, je les trouve plutôt risibles. Après tout, tu ne me connais pas et tu es influencé par mon seul physique, ce qui est un peu court pour une relation amoureuse. En fait, ce que tu veux, c’est coucher avec moi parce que tu me trouves mignonne. Ça serait plus honnête de me le dire franchement.

–        Naturellement que je serais diaboliquement heureux que nous fassions l’amour, toi et moi. Et bien sûr, je trouve que tu es une femme superbe, sans doute la plus belle que j’ai connue. Mais tu te trompes en pensant que c’est ce seul aspect qui me plait chez toi. Je suis persuadé qu’entre deux êtres qui se croisent pour la première fois, un lien instantané et secret peut parfois s’établir dès le premier regard, un lien subtil et indéfinissable, une sorte d’onde  invisible et méconnue des scientifiques, qui peut transmettre des sensations, des sentiments, des craintes et des joies, loin des prisons de la ridicule rationalité humaine. J’ai senti qu’il y avait ce fluide entre nous, et je sais que tu l’as aussi éprouvé. C’est une perception qui est très loin de la simple beauté physique : je ne te dirai pas que nos âmes se sont croisées, car je n’aime pas cette notion d’âme qui est historiquement trop marquée par la religion. Mais les parts intuitives et inexpliquées de nos esprits de sont rencontrées et je sens qu’elles sont déjà inextricablement liées.

 

Elle resta silencieuse, préférant ne pas avoir à répondre à sa tirade. Il n’attendit qu’un bref instant pour poursuivre.

–        Diva, je te propose de me poser la question que tu veux sur moi et je te répondrai avec toute la sincérité dont je suis capable. Ensuite nous inverserons les situations, et c’est moi qui te poserai une question. Et nous pourrons continuer ainsi en alternant, si ça te convient.

–        C’est d’accord. La première question qui me vient à l’esprit, c’est : qu’es-tu venu faire dans les Cévennes avec Dominique ?

–        Je suis venu chercher ma fille. Tu veux quelques précisions ?

 

Elle fit oui de la tête, et il poursuivit.

–        J’ai toujours considéré que vouloir un enfant était un crime contre l’esprit, l’humanité, la planète. Les raisons de ce refus de toute descendance ne sont pas seulement philosophiques, elles ont chez moi des racines plus profondes que je t’expliquerai une autre fois si tu le souhaites. Chloé est arrivée sans que je l’aie voulue, alors que Lydie connaissait mon sentiment à ce sujet. Elle a arrêté toute contraception de façon délibérée, sans m’en avertir. J’ai considéré cette grossesse comme une trahison de sa part et j’ai rompu avec elle le jour où elle m’a appris qu’elle était enceinte. J’ai également refusé de voir Chloé quand elle est née. Les années se sont écoulées, je n’ai eu aucune nouvelle d’elles deux, j’avais tiré sur cet épisode de ma vie un trait que j’estimais définitif.

 

Longtemps après, à la fin d’une conférence que je tenais à Paris, une jeune fille est venue me parler.  Elle me dit qu’elle s’appelait Chloé et qu’elle était ma fille. Je suis d’un tempérament impulsif et je reconnais volontiers avoir réagi avec une certaine maladresse. J’ai même eu des paroles dures avec elle, alors que de son côté elle attendait beaucoup de cette rencontre, je l’ai compris plus tard. Bref, elle s’est enfuie avant même qu’on ait eu le temps de parler vraiment et que je puisse lui expliquer les raisons de mon comportement passé. Depuis, je ne l’ai plus revue.

–        Mais alors, pourquoi la rechercher maintenant ?

–        C’est à cause de Dominique. Il est le presque-frère de Chloé, une sorte de frère virtuel pour utiliser un mot à la mode. Après notre rupture, Lydie, la mère de Chloé, a vécu pendant 14 ans avec un restaurateur de meubles anciens qui se nomme Chauvirain. Ce type était veuf et avait un fils, Dominique, dont il s’occupait seul. Dominique a un an de plus que Chloé, ils ont donc été élevés ensemble et se considèrent depuis toujours comme frère et sœur. Chauvirain et Lydie se sont séparés il y a deux  ans, mais Dominique et Chloé sont restés très proches et n’ont pas cessé de se voir. De plus Dominique considère que Lydie est sa  véritable mère.

 

D’après ce qu’il m’a raconté, après la rupture entre Lydie et Chauvirain les relations entre Chloé et sa mère se sont dégradées. À un point tel que quelques mois après la conférence où elle était venue pour me rencontrer, elle a plaqué ses études et a quitté Paris, sans dire à personne où elle allait.

Le seul contact épisodique qu’elle conservait, c’était avec son frère. Parfois elle lui donnait des nouvelles,

sans forcément préciser où elle se trouvait. Elle faisait la route, changeait constamment de coin en espérant trouver un jour l’endroit qui lui conviendrait, où elle se sentirait bien, où elle aurait envie de s’installer. Dominique me dit, et ce n’est pas pour me déplaire, qu’elle a un tempérament de révoltée, que ce soit contre le système, les conventions sociales ou la lâcheté ambiante des gens qui laissent faire ou même se comportent comme des salauds. Après notre brève rencontre, elle doit sans doute me classer dans cette dernière catégorie ! Mais j’avoue que ce que Dominique m’a raconté sur elle m’a donné envie de la connaitre. J’ai l’impression de retrouver dans ses réactions l’adolescent que j’ai été.

 

Après la fuite de Chloé, et alors que nous nous étions perdus de vue pendant près de vingt ans, Lydie m’a contacté pour m’informer de la situation et me demander de l’aider à la retrouver. Elle était folle d’inquiétude, mais je lui ai dit ce qu’elle savait déjà : Chloé était majeure et on ne pouvait pas lancer des recherches policières. Quant à Dominique, tout ce qu’il savait parfois, et encore de façon aléatoire, c’est dans quelle région elle se trouvait, au mieux dans quelle ville, mais elle ne lui donnait jamais de détails plus précis.

–        Je ne comprends toujours pas pourquoi tu es venu avec Dominique pour retrouver Chloé. Elle fait sa vie, après tout. Si elle veut retrouver sa mère, elle le fera quand elle en aura envie ! Toi qui te dis anarchiste et qui prônes la liberté pour chacun de vivre librement sa vie en respectant celle des autres, tu dois comprendre ça, non ?

–        Diva, je ne me dis pas anar, je le suis depuis l’âge de seize ans et je n’ai jamais varié dans mes convictions. Il faut que je précise, pour que tu comprennes bien la situation, quel est l’évènement qui a changé la donne.

 

Trois mois après le départ de Chloé, alors que Lydie n’avait toujours aucune nouvelle de sa fille sinon indirectement, par Dominique, les médecins ont décelé chez elle un adénocarcinome pancréatique à évolution rapide. L’opération est impossible, seule une chimio pourrait freiner la maladie, mais elle la refuse. Elle n’en a plus que pour quelques semaines à vivre, maintenant peut-être quelques jours. Elle veut revoir sa fille avant de mourir, c’est devenu chez elle une obsession. Elle a demandé à Dominique de la retrouver. Sachant qu’elle vit ses derniers jours, elle espère que Chloé acceptera de la revoir, de lui pardonner, qu’elles pourront se réconcilier.

 

 Dominique est venu me voir, il m’a raconté toute l’histoire et il l’a fait d’une façon tellement émouvante que je me suis senti moralement obligé – un comble pour moi qui refuse toute morale traditionnelle – de l’aider à retrouver Chloé. Je lui ai proposé de lui servir de chauffeur puisqu’il n’a pas de voiture. Lui est convaincu que ma présence aura un effet positif auprès de Chloé, que je suis le seul à pouvoir la convaincre de venir voir sa mère une dernière fois.

 

Le problème, c’est qu’il ne sait pas comment la joindre. Tu as déjà compris quelle est sa conception de la vie et tu ne seras pas étonnée de savoir qu’il refuse par principe d’avoir un téléphone portable. Chloé, semble-t-il, est sur la même longueur d’onde que lui. Ils font tous les deux partie de cette mince couche de la population qui considère le mobile et les nouveaux outils de communication comme une aliénation.

 

Dominique savait, par le dernier appel qu’elle lui avait passé, que Chloé se trouvait dans les Cévennes et qu’elle envisageait de venir ici, dans la Vallée française, où elle connaissait quelqu’un.

 

Nous en sommes là. Nous savons maintenant qu’elle est bien quelque part dans la Vallée. La retrouver va être une question de jours. Mais nous devons aller vite, Lydie n’en a plus pour très longtemps.

 

Il s’interrompit un instant. Il avait depuis longtemps terminé son café, mais triturait toujours sa tasse entre ses doigts, et Diva comprit qu’il s’apprêtait à lui dire une chose difficile à exprimer ou à admettre. Il jeta un coup d’œil autour de lui et poursuivit.

–        Je dois t’avouer qu’il s’est produit quelque chose d’étonnant depuis notre départ de Paris : alors que Chloé jusque là m’avait été indifférente, le fait de partir à sa recherche a bouleversé mes idées – largement préconçues – à propos des liens que je pourrais avoir avec elle. De la fille biologique qui ne représentait rien pour moi, elle est en train de devenir un être qui a de l’importance. Ce qui est, si on y réfléchit, totalement irrationnel. Mais c’est à un point tel que lorsque je t’ai dit tout à l’heure qu’elle était ma fille, un frisson m’a traversé le cœur. Étonnant, non ?

 

Il la regardait fixement et ses yeux étaient emplis de larmes, ce qui suscita chez elle une émotion qu’elle tenta de masquer. Elle réussit à lui répondre sans être trop ridicule.

–        Pas vraiment. Le plus étonnant pour moi, c’est que tu aies refusé de la voir pendant aussi longtemps. 

–        Je considérais que cette notion de filiation biologique n’avait aucun sens. Pour être père, il ne suffit pas d’offrir son sperme à une femme, il faut avant tout le vouloir. Et je ne l’avais jamais voulu.

Il s’interrompit et posa sa main sur le bras de Diva, en ajoutant :

–        Je parle trop. Maintenant c’est ton tour. Parle-moi de ta relation avec Kellerman.

–        Il s’appelle David, je te le rappelle. Nous nous connaissons depuis notre arrivée commune à Montpellier, il y a quelques semaines à peine. Cela nous a rapprochés, mais ce qui a créé les liens les plus forts entre nous, ce qui a été le plus déterminant, c’est le travail. En particulier une enquête difficile que nous avons eue à traiter et dans laquelle David a été grièvement blessé. S’il est à Sauvagnac, c’est parce qu’il est encore en période de convalescence postopératoire. Mais puisque nous jouons le jeu de la sincérité, je vais aller plus loin dans cette description de mes rapports avec lui. L’avantage, c’est que ça pourra aussi clarifier la relation que nous avons toi et moi qui, sinon, pourrait partir sur des bases ambigües.

–        Je crains le pire !

 

Elle se mit à rire nerveusement.

–        Tu peux, en effet. Ce que tu dois savoir, c’est que depuis plusieurs mois, pour des raisons psychiques, je ne peux plus avoir de relations sexuelles. Le simple contact physique avec un homme, qui par exemple me tiendrait simplement par le bras ou par les épaules, m’est insupportable et me pousse parfois à réagir brutalement.

Ferdinand eut une expression de compassion étonnée.

–        Que s’est-il passé ? Un viol, j’imagine ?

–        Oui. Un viol collectif pendant lequel j’ai été aussi sévèrement tabassée. Et si je n’ai plus de séquelles physiques, le mental n’a pas suivi, les séquelles psychologiques sont toujours là.

–        Tu dis que tu ne supportes plus aucun contact masculin, mais le soir de ton arrivée à Sauvagnac, tu t’es jetée dans les bras de David et vous vous êtes embrassés.

–        C’est vrai. Il est le seul homme avec qui je peux avoir un contact physique, même si ça ne va pas très loin pour l’instant. Voilà, Ferdinand, tu sais l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur la question que tu me posais. Tu vois que si tu envisageais d’avoir avec moi une aventure, ton projet est fortement compromis.

–         Une aventure ? Quelle appellation horrible et même ridicule si on la mesure à l’aune de ce que j’éprouve ! Mes sentiments pour toi n’ont pas de commune mesure avec ce qui est sous-entendu par ce triste mot. Je ne veux pas d’une aventure, je veux pouvoir consacrer chaque minute, chaque jour de ma vie, et ma vie toute entière à élever le piédestal de mots sur lequel je veux te placer, et à côté de ce désir aussi foudroyant que durable, quelle importance peut avoir le fait d’attendre des mois ou même des années que tu sois pleinement rétablie ? Diva, je suis patient, j’attendrai le temps qu’il faudra, j’ai toute la vie devant moi !

Sa voix avait peu à peu augmenté de volume pendant son discours, et Diva voyait les gens attablés se retourner et écouter l’homme aux cheveux blancs, surpris ou amusés. Heureusement, à cette heure-ci, aucun de ses collègues de la brigade n’était présent. C’est l’essentiel, se dit-elle, soulagée. Ferdinand, lui, semblait plutôt stimulé par l’auditoire et peu disposé à changer de ton. Après une courte pause, il termina sa tirade.

–        En tout cas, si je peux t’aider à te rétablir de quelque façon que ce soit, j’en serai heureux plus que tu peux l’imaginer. N’hésite pas à me solliciter.

Elle était tout à la fois gênée, amusée mais aussi émue par l’exaltation de Ferdinand, même si celle-ci lui semblait assez artificielle. Elle imagina qu’il s’agissait là d’un jeu de séduction verbale qu’il devait pratiquer avec chacune des femmes qui lui plaisaient et il  lui était difficile de déterminer la part de sincérité qui se glissait entre ses mots. Mais finalement le jeu n’était pas déplaisant, et elle se sentait prête à le poursuivre.

Quelques instants plus tard, ils quittèrent le bar du Musée pour se rendre au commissariat. Ferdinand tenait absolument à l’accompagner dans ses recherches, il refusait de tenir compte des problèmes qu’elle risquait de rencontrer s’il faisait un esclandre, une éventualité plus que probable.

Finalement, elle réussit à le convaincre de ne pas venir et elle lui conseilla de l’attendre sur la place de la Comédie toute proche.

David appela Diva au moment où elle s’apprêtait à entrer dans le commissariat. A la tonalité de sa voix, elle ressentit son excitation. Il lui dit avoir repéré dans le parking de Larduyt une Mercédès noire. Pourrait-elle se renseigner sur l’identité du propriétaire du véhicule, et éventuellement sur son travail ? Bien sûr, ajouta-t-il, il n’y avait aucune certitude que c’était celle qu’ils cherchaient, mais ça valait le coup de se renseigner.

Pendant qu’il  lui donnait l’immatriculation de la voiture, elle éprouva elle aussi une fièvre qu’elle connaissait bien et qui était généralement liée à la découverte d’une première piste. Aucune certitude pour l’instant, mais s’il s’agissait d’une coïncidence elle était vraiment étrange...

 

 

 

* * * *

 

Vous pouvez retrouver les personnages de David Kellerman (alias Spinoza) et Diva  dans mon premier roman « Le cauchemar de Spinoza », disponible en versions papier et électronique.

Vous pouvez également  lire des critiques du roman sur le site Babelio  ainsi que sur le site qui lui est dédié.

 

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