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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 09:47

Reproduit avec l’autorisation de l’auteur : version complète (avant les coupures nécessitées par la mise en pages) de l’article publié dans le numéro de juillet 2013 du Spectacle du Monde.

 

Michel Mourlet

  

Le Nôtre, jardinier suprême 

 

   Dans un angle de la salle d’audience, Innocent XI à sa table de travail pose sa plume. Un suisse chamarré et courbé jusqu’à terre vient de lui annoncer l’arrivée d’un visiteur très attendu : un Français venu d’une Cour qui lui cause bien du tracas, émissaire d’un roi qui se prend pour le soleil et dont la politique commence à faire de l’ombre à celle du Vatican. Ce visiteur porte un nom assez répandu en Normandie, un peu bizarre malgré tout : Le Nostre.

   Nous sommes en 1679. Le pape va accueillir le jardinier le plus célèbre d’Europe, dont on s’arrache les élèves ; celui qui a conçu l’écrin de la huitième merveille du monde, toujours en cours de réalisation : Versailles. Mandaté par Colbert pour visiter le Cavalier Bernin, inspecter l’Académie de France récemment installée au Palais Caffarelli et observer ce qui se fait chez nos voisins en matière de jardinage, André Le Nôtre (orthographe moderne fixée vers la fin du XIXe siècle) a été invité par Innocent XI … non moins curieux pour sa part des grands travaux entrepris en France. L’art de ceux que l’on n’appelait pas encore « architectes paysagistes » revêt à cette époque et depuis la Renaissance une importance politique, économique, esthétique, philosophique même, difficile à imaginer aujourd’hui. Un jardinier tel que Le Nôtre pouvait s’attendre à être reçu par les grands de ce monde avec des égards réservés d’ordinaire aux plénipotentiaires les plus huppés.

   Des jardins antiques on ne conserve guère que quelques traces, principalement littéraires, ou des vestiges décoratifs. Assez cependant pour se représenter ceux de Babylone, l’une des « sept merveilles » précédentes : un amphithéâtre carré  de terrasses étagées, constituées de blocs de pierre recouverts d’un matériau de protection et d’une couche de terre ; le tout dissimulant une complexe machinerie d’arrosage. Ces « jardins suspendus » étaient surtout utilitaires : vergers, potagers. De même, dans leur période primitive, les jardins égyptiens, grecs ou étrusques. Ce n’était pas le cas des chinois, premiers jardins sans doute à proposer aux promeneurs un itinéraire affectif ou spirituel. Benoist-Méchin, dans l’Homme et ses jardins, a bien montré comment ces « jardins de l’imaginaire », mêlant l’artifice à la nature, permettaient par la fantaisie et le rêve de s’évader d’une vie quotidienne étouffée sous la bureaucratie impériale. Au Japon également, depuis la nuit des temps le jardin assume une fonction psychologique : amener le contemplateur à certains « états de l’esprit ». En Perse, le « jardin clos » prend une dimension quasi métaphysique et donne son nom au paradis. Les jardins arabes dallés de mosaïques, ruisselants de fontaines et de rigoles fraîches, tapisseries vivantes et multicolores d’oiseaux, de fruits et de fleurs, se conformeront à ce code.

   Quittons les temps archaïques. Après les bois sacrés des Grecs, après les déambulations de leurs philosophes en sandales, s’élabore dans l’empire romain une conception du jardin qui ne cherche pas à diriger les consciences et s’éloigne des métaphores religieuses pour s’orienter plus prosaïquement vers une valorisation des statuts individuel ou collectif. Les riches demeures patriciennes s’ornent à leur entrée et dans leur atrium de végétaux rares et de statues exposant l’opulence de leurs propriétaires. Les parcs publics, les accès arborés des palais où les marbres se reflètent dans le miroir des bassins, expriment avec ostentation aux yeux des visiteurs étrangers la puissance et la richesse du peuple romain. Une « politique spectacle » se met en place. Puis ce sera l’écroulement de cette toute-puissance, et tandis qu’à Byzance se perpétuera durant un millénaire une tradition gréco-romaine influencée par l’Orient, l’Europe médiévale se resserre autour de l’hortus conclusus, éden protégé de la barbarie extérieure et surtout  nourricier.

   Avec (pour aller vite) les retours de Croisades et la Renaissance fascinée par l’Antiquité, va se réinstaurer peu à peu une vision jardinière où l’utilitaire se séparera de plus en plus des créations de l’art. Là aussi l’Italie, se ressourçant dans son passé, donne l’élan. D’aucuns prétendent même ‒ on ne prête qu’aux riches ‒ que les broderies des parterres sont une invention de Léonard. On n’en finirait plus de raconter le merveilleux roman de la rose et du gazon : sautons encore quelques étapes et atterrissons dans les plates-bandes de Le Nôtre.

   Accompagné de son neveu et disciple préféré qui porte sous le bras ses cartons à dessin, le presque septuagénaire, aussi vert que ses bosquets, pénètre dans la salle d’audience vaticane. La scène a été souvent racontée, et même un peu de travers par Saint-Simon, mais elle permet si bien d’apercevoir certains traits du caractère de Le Nôtre qu’on ne saurait en faire l’économie. L’intéressé étale ses croquis, répond à cent questions, reçoit mille compliments et, sur le point de prendre congé, s’écrie :

  Ah ! Je ne me soucie plus de mourir, maintenant que j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, Votre Sainteté et le Roi mon maître !

   Innocent XI se lève, hoche la tête :

  Il y a pourtant grande différence entre nous… Le Roi est un prince victorieux, je suis un pauvre prêtre, serviteur des serviteurs de Dieu. Il est jeune et je suis vieux…

   Le Nôtre contourne le bureau, s’approche, scrute le visage de son interlocuteur:

  Mon Révérend Père, vous vous portez bien et vous enterrerez tout le Sacré Collège !

   Le pape rit de bon cœur. S’abandonnant à une impulsion qu’il devine irrésistible, le Premier Jardinier du Roy et Contrôleur général des bâtiments de sa Majesté serre Innocent XI dans ses bras.

   Au récit de cette invraisemblable accolade, la Cour de Versailles tout entière reste incrédule… sauf Louis XIV, qui lui aussi, lorsqu’il rentre de campagne, est embrassé par son jardinier.

   Le Nôtre est un aboutissement. Très peu de créateurs s’écartent de la continuité qui régit les actions humaines et, partant, les arts ; encore moins de nos jours où la rupture obligée avec le passé s’est ancrée dans un nouvel académisme. Racine n’invente pas ex nihilo la tragédie classique ; il est l’ultime perfection d’un genre qui commence par des rugissements dans les abîmes de la Grèce archaïque et parvient à travers Rome jusqu’à Jean de Rotrou, puis Corneille. Il en va de même pour Le Nôtre, héritier suprêmement français de plusieurs millénaires de modélisation du paysage sur trois continents.

   Né dans une famille de jardiniers mais attiré d’instinct par la peinture et le dessin, notre apprenti étudie – en compagnie, entre autres, du jeune Le Brun ‒ l’art de la perspective, l’illusionnisme optique, la géométrie des grandes lignes de force sous-jacentes à la composition, l’équilibre des pleins et des vides, les disputes du clair et de l’obscur, la place et l’échelle des corps dans l’espace, pour tout dire la mise en scène, dans l’atelier de son maître : ce Simon Vouet épanoui dans l’Italie baroque avant de revenir savourer en France une gloire que seul surpassa Nicolas Poussin. Il est plus que probable que la passion des arts plastiques, qui amena Le Nôtre à devenir l’un des grands collectionneurs de son temps, a influencé en profondeur sa vision du jardin et sa manière d’en disposer les éléments.

   Mais la mise en scène reste un terme vide tant qu’on n’en précise pas l’objet. Nous avons survolé la signification des jardins antérieurs au XVIIe siècle français. Qu’est-ce qui, dans les réalisations de Le Nôtre, et en particulier Versailles, donne ce sentiment à la fois de grandeur majestueuse, de perfection et peut-être, mais à un degré moindre, d’originalité, avec cette restriction que l’originalité reste une qualité extrinsèque, mineure par rapport à la beauté ?  

   Certes, à l’école de Vouet il a été nourri d’art italien ; il a admiré les gravures de la Villa d’Este et de la fontaine de l’Océan, dans le Boboli de Florence parsemé de statues et de « fabriques ». Il n’ignore rien des effets imposants de la symétrie cultivée par l’antiquité européenne, ni des surprises ménagées par son contraire, la dissymétrie chère à l’Extrême-Orient. Avec le lait de sa nourrice il a avalé, pour la pratique, le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs d’Olivier de Serres ; pour la théorie, un peu plus tard, le Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art de Boyceau de la Baraudière ; pour le parcours initiatique et poétique, le fameux Songe de Poliphile attribué à un moine vénitien quelque peu hétérodoxe, Francesco Colonna. Et, s’ajoutant aux perfectionnements récents de la triangulation géodésique ainsi qu’à l’apparition du graphomètre, il a rangé dans sa bibliothèque ou dans sa tête les traités d’hydraulique, d’architecture, et même de fortification, d’astronomie, qui lui permettront de diriger, à la manière pluridisciplinaire d’un Michel-Ange ou d’un Vinci, les gigantesques chantiers de ses employeurs, parmi lesquels on retiendra ici Fouquet et le roi.

   Fouquet saura par ses exigences d’apparat cristalliser à son profit le savoir-faire et le goût de Le Nôtre pour le grandiose dans la simplicité, selon des canons en train de s’établir : l’imposition en tout domaine d’un ordre général de la raison (« les jardins de l’intelligence », dira quelqu’un), destiné à corriger les imperfections de la nature, mais assoupli par une liberté du détail baroque. Tantôt Descartes l’emporte, tantôt l’Astrée, et parfois chez un même artiste. L’art de Le Nôtre, où dialoguent la géométrie des surfaces et un  perpétuel surgissement de sculptures insolites et de bosquets, est assez caractéristique de cette bipolarité.  Le Nôtre, qui a fait ses classes aux Tuileries, est l’homme des grands espaces mais aussi des recoins à surprises (pour la plupart disparus depuis longtemps). L’ampleur et le richesse de ses conceptions coïncident avec la volonté d’étalage de Fouquet et aussi avec la prise de conscience d’un impératif qui va se préciser grâce à Colbert : l’aménagement du territoire. L’architecte Thierry Mariage a finement analysé la part de cette notion, jusqu’alors informulée, dans l’univers de Le Nôtre. L’importance de l’économie agraire, le développement de la cartographie, la naissance de l’inventaire, la réglementation des usages dans le bâtiment et l’urbanisme, concourent à situer désormais tout projet paysagé au cœur de son environnement au sens le plus large. Dans ces contraintes nouvelles, dans  l’amélioration des techniques, le jardinier aux ambitions pharaoniques puise un extraordinaire renouvellement de son art, dont l’aspect le plus spectaculaire est l’ouverture du jardin sur le monde qui l’entoure. Le cloître édénique est aboli. L’horizon devient la seule clôture de l’hortus

   Et de Fouquet à Louis XIV, de Vaux à Versailles, le « saut qualitatif » impressionne davantage encore.

   Sous des dehors bonhommes et un franc-parler  dont il use avec une habileté consommée, mangeant comme du bon pain les joues des papes et des princes, sachant à la virgule près ce qu’il peut oser, on sent chez André Le Nôtre un appétit de possession, de domination qu’il assouvit sur la nature, sur les centaines d’ouvriers dont il dirige la manœuvre, les tonnes de terre qu’il déplace, les milliers d’arbres qu’il transplante, les rivières dont il détourne le cours. Et ce fol appétit de puissance, sans lequel il n’aurait rien entrepris, a rencontré un orgueil non moins démesuré, doublé d’un pouvoir si près de l’absolu qu’il s’affirme tombé du ciel, comme la Grâce. Ainsi Le Nôtre et Louis se sont-ils trouvés, élus et complétés. Entrevue dans la Rome antique, ébauchée par quelques grands seigneurs de la Renaissance et à Vaux-le-Vicomte, la mise en scène du Pouvoir dans un théâtre de verdure s’élève lentement des marécages versaillais : totale, impérieuse, à la fois éclatante et secrète, comme l’aurore d’un soleil sur lequel va se régler l’horloge du monde civilisé. Ce soleil une fois parvenu à son apogée, les allées rectilignes en rayonneront sur toute l’Europe,  jusqu’en Russie.

   Tout a été dit sur la symbolique de Versailles, inspirée par le roi, mise en œuvre par Le Nôtre, qui unit le Ciel à la Terre en un microcosme où les deux pouvoirs, spirituel et temporel, finissent par se confondre comme en la personne du monarque – ou de l’imperator.  Et le Jardinier, ici, est le passeur : il commande aux éléments et les tourmente, tout en respectant l’ordre cosmique, en épousant la morphologie générale des lieux. Si, disions-nous, une mise en scène sans contenu demeurerait un vase vide, une signification dépourvue de mise en valeur risque de passer inaperçue. Qui verrait que l’axe principal du jardin suit la course est-ouest de l’astre du jour si le terrain n’avait été aménagé, allées et canal, en hippodrome d’Apollon ? Avec Le Nôtre, et grâce à Fouquet, Louis XIV a découvert le metteur en scène idéal : l’intercesseur non seulement entre la symbolique royale et les spectateurs subjugués, mais aussi entre les deux Règnes, terrestre et divin.

   La familiarité calculée de Le Nôtre apportait une heureuse diversion, sans doute, à la rigidité de l’étiquette. Les relations du roi et de son jardinier, rapportées de sources diverses, évoquent une sorte de complicité qu’atteste une dernière anecdote, située un mois avant la mort de Nôtre et relatée par Saint-Simon : « le Roi, qui aimait à le voir et à le faire causer, le mena dans ses jardins et, à cause de son grand âge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs roulaient à côté de la sienne ; et Le Nôtre disait là : ‘Ah ! mon pauvre père, si tu vivais et que tu pusses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie.’ »

 

 

 

 

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