Pare-chocs

Publié le par cassetoi-vlp

Connaissez-vous Milton Friedman ? Qui fréquente un peu les médias alternatifs a de bonnes chances d'avoir entendu ou lu ce nom. « Là-bas si j'y suis » par exemple, le mentionne à l'occasion. On le présente généralement comme le théoricien majeur du néolibéralisme, ce qu'il est. Mais une autre facette du personnage est souvent omise, qui à mon avis vaut le détour. Il a aussi défini des moyens pour y parvenir : c'est la théorie du choc.

Les écrits de Milton Friedman sont la principale inspiration du mouvement qui consiste à réduire le plus possible la place et la taille de l'Etat, dans le monde entier, depuis plusieurs décennies. On saisit par là le poids du personnage.

En effet, après la Seconde guerre mondiale, le capitalisme n'avait pas le visage que nous lui connaissons aujourd'hui. Les conséquences de la doctrine du « laisser-faire » étaient encore bien présentes dans le paysage. Entre 1919 et 1939, la plupart des grands pays européens, ruinés par la Grande Guerre, avaient basculé dans des régimes d'extrême-droite, leurs populations écoeurées par le chômage, l'inflation, la crise de 1929, etc... Des régions du monde de plus en plus importantes passaient sous l'influence du stalinisme et du maoïsme, pour des raisons voisines. Dans le Tiers-Monde, le « développementalisme » connaissait des succès et une expansion rapides. Les états du Cône Sud de l'Amérique Latine, par exemple, intervenaient massivement dans l'économie. Ils finançaient les infrastructures manquantes, telles que des aciéries ou des autoroutes. Ils subventionnaient les entreprises qui produisaient sur place les biens de consommation. Ils protégeaient cette production de la concurrence par des tarifs douaniers adaptés. Et les résultats suivaient. « Dans les années 1950, l'Argentine s'enorgueillissait de posséder la plus importante classe moyenne du continent. Son voisin, l'Uruguay, avait un taux d'alphabétisation de 95% et offrait des soins de santé gratuits à tous ses citoyens ». 1 En Asie, des tentatives du même ordre réussissaient pareillement.

C'est à ce moment que l'école de Chicago, soutenue en cela par les patrons des multinationales américaines, imposa un postulat économique faux, que nous n'avons pas fini de tuer aujourd'hui. À cette époque, le grand homme de l'économie était John Maynard Keynes, dont on a reparlé à l'occasion de la crise de 2008. Sa position consistait à dire que le capitalisme devait assurer aux populations un minimum de dignité pour éviter leur basculement dans des idéologies fascistes ou communistes.

Friedman lui, avait pris la direction du département d'écononomie de l'Université de Chicago, et son charisme lui avait permis d'en faire une véritable cellule intégriste. Réalisant un vieux rêve d'économistes frustrés, il habillait ses théories de modèles mathématiques et informatiques, donnant à ses disciples le sentiment d'être de véritables scientifiques, à l'instar de physiciens ou d'astronomes. Son modèle de base affirme qu'aucune économie ne peut fonctionner mieux qu'un marché parfaitement libre et concurrentiel, qui seul permet une « allocation optimale des ressources ». Les lois de l'offre et de la demande, lorsqu'on les laisse s'appliquer sans entrave, ajusteraient parfaitement prix et salaires, par le jeu d'une renégociation permanente. Toute anicroche dans ce système parfait proviendrait d'interventions abusives ou malavisées du pouvoir politique. La mission de l'économiste consisterait donc à nettoyer l'économie de ces impuretés, afin de rapprocher sans cesse de la perfection le fonctionnement des marchés.

On a constaté récemment ce qu'il en est : cette assertion est naturellement une vue de l'esprit, à peu près aussi réaliste que la machine sans frottement ou le mouvement perpétuel.

Avez-vous essayé de négocier le prix d'un café ou d'un abonnement à Internet ? (La mode des forfaits et abonnements, assurance contre la variation des prix et la volatilité des clients, illustre bien la confiance réelle des grandes entreprises envers cette théorie.)

Avez-vous remarqué que dans une négociation de votre salaire, le rapport de force est légèrement déséquilibré ?

On peut aussi noter que ce qui a le plus de valeur n'est pas ce que nous achetons. Le pire des criminels enfermé dans une prison française ne paie pas d'impôts. Pourtant il bénéficie de la Défense Nationale. Bref, cette théorie est une position de fondamentaliste. Elle n'a guère plus de valeur économique qu'un tract d'Al-Qaïda n'a de valeur spirituelle. C'est un outil dans la poursuite d'objectifs pratiques précis.

De telles constatations n'ont jamais arrêté un illuminé. Si la réalité ne s'adapte pas à sa théorie, il faut changer la réalité. Et à la longue, ses idées ont fini par trouver un écho. Un groupe peu nombreux mais puissant, les dirigeants des plus grandes compagnies américaines, ne se satisfaisait pas de la direction keynesienne de l'économie. À quoi servait la superbe croissance des trente glorieuses, s'il fallait en redistribuer une telle part en impôts et en salaires ? Les prêches de l'école de Chicago tombaient à pic.

Ses trois grands principes étaient : déréglementer, privatiser, réduire les dépenses publiques. À ce stade, on commence à percevoir l'énormité des conséquences de ces idées, qui nous ruinent encore aujourd'hui. Elles pourraient être les trois piliers du temple de l'Union Européenne :

  • Des règlements encadraient la circulation des capitaux et des marchandises, d'autres les niveaux des salaires et les conditions de travail : déréglementation.

  • Les états assumaient des fonctions essentielles à la vie en société comme les soins médicaux, l'éducation, les communications postales et autres, la production et l'entretien des infrastructures, le pilotage des industries stratégiques,... Privatisation.

  • L'impôt progressif permettait de redistribuer une partie de la richesse, évitant au moins de constituer des sociétés d'oligarques et de miséreux telles que le Tiers-Monde en a tant connu: niches fiscales, endettement des états qui perdent les moyens d'intervenir.

Ne nous inquiétons pas, cela ne va plus durer. L'Europe s'en occupe. Selon les bons principes de Milton Friedman.

Le monsieur a d'ailleurs disposé d'un fan-club d'une taille et d'une puissance inouïes à ce jour, se référant explicitement à ses idées comme à une bible économique.

Ronald Reagan, Margaret Thatcher, les Bush, entre autres s'en sont très majoritairement inspirés, en le citant volontiers. Pour ne rien dire des petits dirigeants de puissances moyennes qui les ont servilement copiés.

Des décennies de politique du FMI, consistant en « ajustements structurels » qui ont brisé les économmies en développement, trouvaient leur source dans ses théories.

Les trois derniers présidents de la Banque Centrale américaine (Federal Reserve, ou « Fed ») les ont suivies fidèlement.

Augusto Pinochet, dictateur chilien de sinistre mémoire, était conseillé par.. Milton Friedman !

 

Mais à son propos, nous allons aborder le second volet de l'oeuvre. Celui qui explique comment mettre en place des politiques aussi contraires à l'intérêt général, malgré la réprobation quasi-unanime qu'elles doivent forcément susciter.

La chose repose sur une seule idée : la thérapie du choc, souvent mal traduite en Français par « thérapie de choc ». Vous avez déjà entendu l'expression, elle vous semble faire partie de la langue ? C'est un indice de la pénétration de ces idées dangereuses dans la conscience des nations. Elle se traduit d'ailleurs dans toutes les langues. Ainsi que l' Etat-Providence, autre trouvaille lexicale de notre grand homme. En connaître la provenance aide à savoir quoi penser d'un discours qui les emploie.

Il s'agit donc d'exploiter les chocs. Lorsqu'une population est hébétée, désemparée, à l'occasion d'un désastre ou d'une catastrophe, c'est le moment précis, sous le couvert de l'urgence, de faire passer les décisions les plus dures, sous le couvert de prétextes comme l'union sacrée ou nationale, la suspension démocratique, etc... Je ne vous fais pas le détail, nous avons suffisamment assisté à l'application de ces principes. De plus, ma tolérance aux mauvaises odeurs a des limites.

Partant de là, tout se déroule sans accroc. Si un gouvernement ou un groupe dominant est en possession d'un moyen d'exploiter les chocs, deux conséquences en découlent :

Lorsque le désastre survient, ils sont prêts et réaggissent avec un timing impeccable.

Les catastrophes deviennent désirables et peuvent être provoquées si elles ne surviennent pas spontanément.

Sur ce dernier point, je pourrais prêter le flanc à l'accusation de complotisme, voire de tendances paranoïaques. Je rappellerai donc pour l'exemple que l'objectif de la guerre d'Irak, bien plus que l'exécution de Saddam Hussein, était l'extension du marché libre soutenu par une « démocratie parlementaire ». L'Iran et l'Irak étaient, voici une génération, deux puissances régionales et pétrolières tenues par des Etats forts et interventionnistes. Ils se sont depuis lors entre-déchirés à plusieurs reprises et la part des grandes compagnies dans leur marché intérieur et l'exploitation de leurs ressources a crû considérablement. Pour l'Iran, c'est encore imparfait, mais le dossier avance. La guerre d'Irak a été l'occasion de commencer à privatiser jusqu'à l'armée des Etats-Unis, sous la forme du recours à des sociétés de mercenaires chargés du sale boulot. Pour la population de ce pays, l'arrivée des troupes américaines dans sa capitale, que rien ne laissait prévoir quelques mois auparavant, constitua une gigantesque catastrophe. Avantage supplémentaire, la qualité de dictateur clientéliste du potentat protégeait l'envahisseur contre l'éventualité de l'union nationale contre lui. La désorganisation se doubla de tensions internes aggravant encore l'impuissance à résister.

Dans cette catégorie, la prise de pouvoir de Pinochet au Chili fut un véritable cas d'école. On avait ici affaire à un gouvernement développementaliste typique, intervenant puissamment dans l'économie. Les grandes compagnies pouvaient craindre pour l'intégrité de leurs intérêts dans le pays, eu égard aux nationalisations envisagées. Les difficultés du gouvernement furent donc amplifiées. On sait depuis que la grande grève des camionneurs des mines de cuivre, première richesse du pays, fut soutenue et financée par la CIA. L'instabilité augmentant, un coup d'Etat militaire d'une brutalité incroyable fut mené à bien par les chefs d'état-major des trois armes. Le bombardement aérien du palais présidentiel de la Moneda, puis l'emprisonnement immédiat et la torture de quarante mille personnes dans le stade national ne furent que le début d'une longue série d'horreurs.

Si une partie du peuple chilien tenta de résister, dans l'ensemble il était trop terrifié et préoccupé de survivre pour s'opposer à l'application des conseils de Milton Frieman au général-président. Ainsi l'Etat chilien fut tranquillement démantelé, hormis bien sur les forces de répression. De même, les ressources du pays purent être méthodiquement pillées par les grandes compagnies internationales.

 

Les exemples ne manquent pas dans l'histoire mondiale récente, mais cette note sera déjà bien longue sans en ajouter. Il ne s'agit pas d'un complot, mais d'une option stratégique, et qui fonctionne bien depuis longtemps.

 

Mais créer des traumatismes n'est pas toujours nécessaire. Parfois les désastres surviennent d'eux-mêmes.

 

On sait peu que l'ouragan Katrina, qui dévasta la Nouvelle-Orléans, fut en réalité une réussite discrète mais brillante de l'administration Bush. Une masse de foncier idéalement placé, sur un littoral hautement touristique, était alors occupé par des familles noires, pauvres, et qui pour comble bénéficiaient de prestations sociales, et entre autres d'écoles publiques. Ce drame a été l'occasion d'une splendide opération immobilière qui rendit à ce secteur le lustre qu'il méritait.

De plus, le réseau d'écoles publiques de la ville, dans l'urgence, ne pouvait être reconstruit assez vite avec les moyens publics, comme partout réduits. Ces établissements furent donc remplacés par des bons pour s'inscrire dans des écoles à charte, « ...administrées par des entités privées mais qui n'obéissent qu'à leurs propres règles. »1 La première de ces règles restant le but lucratif.

 

De même, le tsunami qui dévasta les côtes de l'Océan Indien voici quelques années. Nous avons tous donné, tous entendu Médecins Sans Frontières nous dire que les besoins de l'urgence étaient couverts, tous ignoré ce qui s'était passé ensuite. En tout cas, les pêcheurs qui occupaient une grande partie de ces littoraux de rêve ont là aussi fait place à de gigantesques et prestigieuses stations balnéaires.

 

En Grèce, la destruction de la démocratie et de l'état social, la privatisation de tout ce qui peut l'être, sont trop évidentes pour que l'on s'y attarde. Le choc de la dette sur une population pas assez organisée pour résister est une grande réussite. On pense moins à l'Italie ou l'Espagne, où il permit tout de même de porter au pouvoir des banquiers !

La fin du quinquennat Sarkozy, juste après l'exécution de Merah, est un excellent moment pour effectuer ce rappel, car il nous laisse en mémoire nombre d'exemples des phénomènes que nous décrivons. Harcèlement de mini-chocs, lois de circonstance au gré des faits divers, la pratique est non seulement électoraliste, mais occasion de rogner à chaque fois les libertés, de favoriser les intérêts des grandes compagnies et de leurs propriétaires.

 

La conclusion évidente de tout ceci est que nous ne perdrons rien à garder notre sang-froid. On peut s'attendre à des chocs dans un proche avenir en France, où des enjeux d'importance sont sur la table. Le modèle fonctionne trop bien, a trop bien fonctionné, pour être abandonné maintenant. Encore une fois, l'affaire Merah en est un premier exemple. Il met particulièrement bien en valeur la participation des médias à ce type d'opération. Et n'oublions pas le détail qui tue : il s'agit d'une stratégie qui fonctionne sur la surprise. Elle ne fonctionne que sur des populations abasourdies et inorganisées. Les lobbies, les financiers, les grandes compagnies ont la carte dans la manche, prête à sortir ? Soyons prêts nous aussi, et accueillons comme il convient les prochaines tentatives. Un vaste éclat de rire me semblerait assez adapté.

Portez-vous bien.

 

Ajout de dernière minute, vendredi 30 mars, 17 h.

Ce matin, à propos du traunatisme causé par l'affaire Merah, Nicolas Sarkozy évoquait celui du 11 septembre 2001. Cela n'aura pas été long. Il me fournit une illustration indirecte. Le 11 septembre a été un choc d'une telle ampleur que sa simple évocation, plus de dix ans après, est supposée avoir gardé de l'efficacité. Quel est ici l'effet recherché ? Commençons par préciser qu'il explique sa décision d'effectuer des rafles dans les milieux islamiques. L'explication officielle est donc passée de « c'est un monstre isolé » à « il existe des cellules dormantes de mouvements terroristes ». Beaucoup plus efficace pour créer la paranoïa. La radio lui attribue des accents bushistes, avec raison. En recyclant ce vieux choc qui a déjà servi, quelle idée cherche-t-il à implanter dans les cerveaux ? Faire croire aux Français que les Toulousains sont traumatisés comme des New-Yorkais en 2001 ? Faire croire aux Toulousains eux-mêmes qu'ils le sont ? En tout cas notons que les médias se sont comportés de la même manière. Disposer d'un tel choc à exploiter serait pour lui un fameux tremplin électoral, et une chance historique de faire avancer les intérêts qu'il défend : Que l'on se rappelle le Patriot Act et la dévastation des libertés publiques qu'il contenait. Encore une fois, restons vigilants et colportons l'information.


1Naomi Klein, La Stratégie du choc (Babel).

Publié dans Idéologies

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Stratégie du choc, capitalisme coup de poing efficacement relayé par les socialistes en Grèce, en Italie, dans toute l'UE où leurs votes et leurs inerties permettent aux Chicago boys de détruire<br /> toujours plus nos vies.
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